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Les mutations du sacré

Que recouvre le mot de « religion » ? Comment définir  le mot « sacré » auquel la religion est associée ?
Faute de pouvoir définir de façon consensuelle le terme « religion », les sciences humaines préfèrent parler de « fait religieux ».

Le philosophe Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde a pris le parti de remonter aux origines de l’humanité. Il utilise le terme « religion » pour décrire un système qui structure « indissolublement la vie matérielle, la vie sociale et la vie mentale de ces sociétés ». Au fil de l’histoire, il repère les évolutions qui entraînent une mutation profonde des contenus attachés aux  mots « sacré » et « religion ». Enfin il montre comment l’avènement des écrits bibliques, à partir du premier millénaire avant notre ère, provoque une série de ruptures qui modifient radicalement les concepts de sacré et de religion.

Pour comprendre l’impact de la Bible, il nous faut examiner la place du sacré dans les sociétés primitives, sa métamorphose avec l’apparition de l’Etat entre le troisième et second millénaire avant notre ère, puis, au sein de ces états, l’émergence entre 800 et 400 av. J.C.,  à une période que Karl Jaspers a appelé période axiale, de nouvelles tentatives pour articuler le divin et l’humain.

Je m’autorise à résumer succinctement ci-dessous ces étapes en leur affectant un des qualificatifs : « tribal », « impérial », « clérical », pour en faciliter la compréhension au risque de la simplification. En effet il ne s’agit pas d’un processus univoque et linéaire, mais plutôt de couches successives qui se superposent et s’interpénètrent dans le temps et dans toutes les cultures. Dans le jeu des progressions et des régressions de l’histoire, les forces extrêmement puissantes des formes du sacré les plus anciennes – ancrées dans les profondeurs du psychisme de l’homme – restent secrètement présentes et actives au sein des formes religieuses beaucoup plus tardives.

Le sacré tribal

Les ethnologues ont mis en évidence l’universalité d’un mode de structuration de toutes les sociétés primitives, présent sans aucune exception sous toutes les latitudes et à toutes les époques préhistoriques. Les composantes de ce phénomène que l’on appelle « religion » sont clairement identifiables : récits mythiques des origines, tabous et rituels.
Les récits mythiques fondateurs font référence à des dieux, des ancêtres ou des héros,… auxquels le groupe doit son existence. Tous les aspects de la vie quotidienne qui structurent l’ensemble de la vie sociale et les relations au sein du groupe sont entièrement déterminés par la référence à un passé immémorial. C’est ce rapport inquestionnable au passé que l’on qualifie de « sacré ».
Les tabous sont des actes interdits dont la transgression provoque la colère des dieux.
Les rites ont pour fonction de réactiver cycliquement les effets des récits fondateurs et de conforter la stabilité du groupe et ses attaches à la terre des ancêtres.

Les sacrifices (sacer fecit = faire du sacré) sont au cœur de ces rituels.

On évoque ici des sociétés intangibles et immuables qui ont traversé des dizaines de millénaires. La contrepartie de leur extraordinaire stabilité dont la violence interne au sein du collectif semble conjurée, est l’absence d’autonomie de l’individu par rapport au groupe. L’identité d’un individu est définie par son appartenance au groupe. L’individu s’efface devant le déterminisme social imposé par les dieux. A ce stade du sacré il n’y a pas séparation entre religion et vie sociale.
« Dans le système religieux(…) se dévoile (…) la prévalence absolue du passé mythique (…) qui est le  moyen d’établir une coupure véritablement complète et sans appel entre l’instituant et l’institué, l’unique recours efficace pour fonder un ordre intégralement reçu, entièrement soustrait à la prise des hommes » (Marcel Gauchet.  Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985)

Les faits de la vie ne s’expliquent pas par des liens de cause à effet, physiques ou psychologiques, mais sont accueillis comme l’expression de la volonté des dieux, dont il s’agit de décoder, d’interpréter les intentions afin de les apaiser. L’osmose entre l’origine et le présent, la nature et les dieux, caractérise ce que l’on appelle la «pensée magique».
Cette pensée magique aux origines de l’humanité est aussi celle de l’enfant qui, par la création d’images et de croyances, enchante son monde. Elle lui donne une certaine prise sur ce qu’il ne peut comprendre et lui permet ainsi d’échapper à l’angoisse.

Le sacré impérial

Entre le troisième et le deuxième millénaire avant J.C., l’organisation des sociétés préhistoriques subit un premier ébranlement avec la naissance de groupes humains beaucoup plus larges qui se constituent en Etat. C’est à cette époque que l’on voit naître de grands empires, de la Chine à l’Egypte en passant par l’Inde, la Perse, l’Assyrie. Les ethnologues n’ont pu déterminer explicitement la cause de la formation de ces empires. Les progrès techniques dans les domaines de l’agriculture et de l’artisanat, les découvertes du bronze puis du fer, ne peuvent expliquer à eux-seuls ce phénomène. Les rivalités intertribales et la nécessité d’une paix imposée d’en haut ont sans doute aussi joué un rôle.
A la tête de l’empire règne une sorte de demi-dieu. Vêtu des prérogatives du sacré, intouchable, inquestionnable, l’empereur, le roi ou le pharaon, médiateur entre les dieux et les hommes est garant de la stabilité de la société. Mais cette médiation par un être humain  a pour conséquence de rendre le fondement de la société potentiellement accessible. En devenant questionnable, la structure même du sacré se lézarde peu à peu. C’est la raison pour laquelle dans le système impérial, toutes les mesures sont prises pour rendre l’empereur inaccessible au commun des mortels et préserver ainsi l’unité et la stabilité du groupe.
Au sein de ces empires apparaissent deux facteurs porteurs d’une dynamique qui insensiblement ébranlera la stabilité de la société.
– Le premier est l’émergence d’une hiérarchie (hieros =sacré, arkein=commander) entre les différents membres de la société c’est-à-dire une domination «sacrée» de certaines classes d’hommes sur les autres.
– Le second est lié à la logique de ces empires qui consiste à s’étendre, à élargir leur territoire pour y inclure tout l’univers connu. L’esprit de conquête est inhérent à cette représentation de l’Etat impérial.
Ces deux facteurs sont potentiellement porteurs de violence, en interne par la domination des hiérarques sur le peuple et en externe par la domination d’un peuple sur d’autres peuples.  Le sacré représenté désormais par un sujet, fragilisé par la perte de la référence absolue à un passé immémorial, glissera vers un système de domination justifié par la nécessité de garantir l’unité et la paix du peuple. En tant qu’émanation du divin, l’empereur substitue imperceptiblement sa propre suprématie à l’emprise des origines intemporelles des dieux.

La période axiale (entre 800 et 400 av. J.C.)

Emergence de l’individu et aspiration à un nouvel ordre du monde

Dans ce passage du sacré tribal au sacré impérial, un autre phénomène se dessine: la multitude des dieux présents au quotidien dans le monde enchanté des sociétés tribales se resserre en un nombre de plus en plus limité de dieux dont la puissance se trouve de ce fait multipliée. En prêtant aux dieux une puissance sur-naturelle qui les éloigne du monde terrestre, en cantonnant les dieux dans un au-delà lointain, l’homme trouve ici-bas un espace favorable au développement de son autonomie.
Dans cet espace ainsi libéré par une disjonction entre le monde d’ici-bas et l’au-delà, entre les hommes et les dieux, l’idée même d’individualité peut lentement germer.
Au sein des empires, l’émergence de nouvelles aspirations portées par de grandes personnalités, d’une part, et l’élévation des dieux dans un au-delà, d’autre part, affaiblissent le  sacré impérial. Le fondement de l’Etat, initialement rapporté aux dieux, sera lentement associé à des exigences terrestres le rendant discutable, ouvrant ainsi une brèche dans un système collectif perçu initialement comme reçu d’en-haut. L’organisation hiérarchique du peuple s’en trouve déstabilisée et sa légitimité écornée, d’autant que sa fonction d’unification pacificatrice est moins assurée. En effet l’ordre du religieux se dissociant du social, les conflits intra-sociaux jusqu’ici arrêtés par les liens du sacré, sont moins canalisés.

 

L’expérience d’une relative autonomie de l’individu et d’une emprise possible sur un monde désormais plus éloigné du divin développe la pensée spéculative au détriment de la pensée magique. Ce développement de la pensée chez l’individu fait apparaître un écart entre son système de croyances associé au divin et les nécessités d’organisation de son univers, non que les deux s’opposent systématiquement, mais l’articulation même de l’individuel et du collectif est mise en question. Cet écart, entre les aspirations individuelles et les normes du fonctionnement de la collectivité, est source de dilemme entre la fidélité à une loi divine et les nécessités sociales. IL incite à la recherche de nouvelles références.

Naissance de différents courants spirituels

Les réponses données par les différents courants spirituels qui apparaissent à cette période oscillent entre deux extrêmes :
–  d’un côté, la dévaluation du monde d’ici-bas, maléfique, dans lequel l’homme se sent prisonnier, au profit d’un monde infiniment autre auquel l’âme aspire.
– à l’opposé, un retour à un système traditionnel tentant de réimbriquer, par voie théocratique, l’ordre individuel et l’ordre collectif, le monde d’ici-bas et l’au-delà.

 

Diverses réponses émergent pendant cette période axiale. Elles proviennent de personnalités exceptionnelles qui donnent naissance à divers courants de spiritualité ou de philosophie :
Confucius  cherche à restaurer le  « mandat du ciel » conféré à l’empereur en revivifiant la sagesse ancienne des ancêtres. Il serait à l’origine de ce que certains ont appelé «  l’humanisme chinois », avec le développement d’une morale positive structurée par des rites et par l’étude.
Lao-tseu, plus mystique, préconise la recherche de l’harmonie intérieure par la Voie (le Tao) en retournant à l’authenticité originelle de la nature. A l’écoute de la vérité du corps, en libérant l’esprit des contraintes de la vie sociale entachée de toutes sortes d’artifices, l’homme peut accéder au tout qui constitue son essence profonde.
– Dans le bouddhisme, par l’ascèse et l’extinction des désirs, causes de la souffrance, l’homme peut atteindre l’éveil, base de l’action altruiste, et accéder ainsi au nirvana.
Ces grands courants de la pensée orientale ne sont pas initialement des religions au sens strict du terme, mais en raison du développement de techniques spirituelles, de la fécondité de leur pratique, d’une forme de sacralisation des rituels associés et de l’adhésion de nombreux disciples à ces grands sages, ils ont souvent été identifiés à des religions.

 

– Il en va autrement pour Zarathoustra (ou Zoroastre) qui lui s’appuie sur une religion existante, la religion mazdéenne, qu’il réforme et oriente vers une forme de monothéisme au bénéfice du dieu Mazda (la lumière), même s’il subsiste un dualisme apparent entre l’esprit du Bien d’Ahura Mazda et l’esprit du Mal d’Arhiman, tous deux opposés car représentant le jour et la nuit, la vie et la mort. Ces deux esprits coexistent dans chacun des êtres vivants. Le zoroastrisme peut être considéré cependant comme un monothéisme, car seul Ahura Mazda conserve la prééminence céleste et triomphera du mal à la fin des temps.

 

– A ces courants spirituels venus de l’Orient d’Israël viennent s’ajouter de l’Occident des figures de l’idéal du sage : Thalès et Socrate en seront les plus illustres représentants. Thalès serait le premier à attribuer aux phénomènes naturels des causes matérielles et non surnaturelles, alors que Socrate serait le premier à consacrer la réflexion philosophique aux affaires humaines, et non plus à l’étude de la nature. Ils donneront naissance à différentes écoles philosophiques dont celles de Platon et d’Aristote.

Le sacré « clérical »

Entre la fuite du monde et le renouvellement du sacré traditionnel, émerge la solution d’un compromis intéressant entre « spécialistes de l’au-delà », moines, anachorètes, ascètes, qui vivent à l’écart du monde, et le peuple chargé des nécessités de ce monde. Les premiers feront bénéficier de leur sagesse et de leur lumière les seconds, pour leur ouvrir progressivement l’accès au divin. Ce système fait ainsi coïncider dévaluation et réévaluation de ce bas-monde, il offre une issue pour tous entre ascétisme individuel et intégration à la collectivité.
Ce type de sacré qui repose sur l’articulation du divin et de l’humain avec une répartition des rôles au sein de la société, peut être qualifié  de « sacré clérical », le mot clerc étant pris dans son acception d’instruit, de cultivé.

La composante cléricale du sacré se développera plus spécialement dans les religions fortement institutionnalisées qui dès lors, n’échapperont pas toujours à un certain glissement vers une nouvelle forme de domination, celle des clercs sur les « laïcs », qui participe dans nos sociétés sécularisées au rejet de la religion.

 

 

 

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