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Naissance du monothéisme en Israël

Le Dieu de la Bible

Pendant cette période axiale, le processus de transformation du sacré prend une forme radicalement nouvelle au sein d’un petit peuple, sans attache territoriale solide, assujetti le plus souvent aux puissances impériales environnantes dont l’origine méconnue se perd dans les aléas des déplacements de tribus nomades au deuxième millénaire avant notre ère. Il s’agit du peuple hébreu qui prendra le nom d’Israël lorsqu’il sortira du nomadisme pour s’installer dans une petite bande de territoire, passage de communication entre les grands empires égyptiens, assyriens, sumériens, perses. Que le monothéisme ait vu le jour chez ce petit peuple, entouré puis assujetti à des empires dont le développement économique et culturel est infiniment supérieur au sien parait historiquement bien imprévisible.
Ce peuple a déployé pendant plus d’un millénaire une littérature qui décrit, dans son histoire, les arrachements successifs au sacré tribal, puis impérial pour affirmer, non sans mal et non sans drames, l’existence d’un Dieu unique, créateur de l’humanité et du cosmos.

La radicalité de ce monothéisme porte sur deux points essentiels :

– la négation absolue de l’existence d’autres dieux.
Les approches sumériennes ou égyptiennes du monothéisme émergeaient de l’intérieur même de l’ordre ancien. Elles étaient en quelque sorte le fruit de forces souterraines latentes contenues dans l’évolution des perceptions religieuses. Elles n’impliquaient pas socialement la disparition d’autres dieux. Alors que le monothéisme biblique, lui, est totalement exclusif et marque ainsi une rupture avec tous les autres systèmes religieux.

– une perception inédite du rapport au temps.
Alors que les formes antérieures du sacré étaient légitimées par une référence absolue au passé, les récits bibliques introduisent la notion d’événement.
Cette notion est à distinguer de celle de « fait historique ». Le fait historique s’explique par des causes, par un enchaînement de circonstances alors que l’événement est ce qui advient, ce qui surgit sans cause déterminée. Il échappe à la rationalité, non par l’absence de sens, mais par l’impossibilité d’établir un lien de cause à effet.
La notion d’événement est absente des sacrés tribal et impérial qui puisent leur légitimité dans le passé mais aussi de toutes les spiritualités orientales pour lesquelles le temps n’est qu’un élément conjoncturel porteur de contraintes illusoires dont il faut se dégager.
La pensée philosophique grecque a bien différencié deux notions du temps : le chronos qui identifie la durée et le kairos qui qualifie les moments du temps : le temps opportun, le contretemps, …  « Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel : un temps pour enfanter et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher le plant… », écrit Qohélet dans la Bible, ce sage contemporain de la philosophie grecque, fort désabusé, qui expérimente les limites de la sagesse.

Mais fondamentalement dans cette philosophie grecque, l’essence de l’être ne peut être affectée par le temps, perçu comme contingent et inexorablement cyclique, alors que le Dieu de la Bible intervient dans l’histoire des hommes. Ses interventions prennent des formes diverses : assez rarement celle de théophanie (= manifestation directe de Dieu), plus souvent celle de rêves, de visions, de révélations intérieures, vécus et relatés par des personnes singulières à des moments cruciaux de l’histoire d’un peuple.

Les prophètes d’Israël

Les écrits bibliques racontent l’histoire de certains hommes qui sont chargés par Dieu – à leur corps défendant – de transmettre un message au peuple, à ses représentants politiques et religieux et parfois d’engager une action plus spécifique. Ces messagers que l’on appelle « prophètes », loin d’exprimer une soumission aux instances politiques et religieuses, subvertissent le plus souvent l’ordre établi pour instaurer un lien direct entre le « Dieu vivant » et son peuple dans la singularité du moment présent.
Sans remettre en cause les composantes structurantes de la société, la parole du prophète interpelle les acteurs de ces structures, le roi, les prêtres, les juges, les riches commerçants, etc… Un tel discours ne propose pas concrètement, face aux abus de pouvoir et aux inégalités sociales, des changements structurels de type politique ou économique. Mais il annonce que sans une transformation profonde des comportements des individus et tout particulièrement des autorités, d’inéluctables malheurs vont advenir.

Les responsables des institutions politiques et religieuses ne sont plus considérés comme « sacrés ».
« Alors j’ai déshonoré les sacro-saintes autorités » (Es 43,28) dit le prophète Esaïe.
Le prophète lit les signes des temps pour créer une dynamique nouvelle de l’action politique, sociale et religieuse et inciter le peuple à porter son regard résolument vers le futur.

Le sacré dans le judaïsme.

Les formes primitives du sacré dont la fonction était le maintien de la stabilité du peuple par la conservation de ses fondements, sont bouleversées par ce nouveau rapport au temps, par le poids d’une parole qui interpelle l’homme et l’appelle à réorienter l’histoire. Le passé n’est plus l’impératif immuable, mais fait l’objet d’une lecture critique.

Le rite n’est plus actualisation de forces enfouies dans le passé, mais mémoire d’événements, rappel des libérations passées, des arrachements successifs aux pratiques religieuses traditionnelles qualifiées d’idolâtries. Parallèlement dans cette mutation du sacré, c’est aussi le rapport à l’espace qui se trouve modifié. En effet l’idée d’appartenance à un peuple s’affranchira progressivement du lien avec un territoire donné.

 

Dans le judaïsme lors de l’exil à Babylone après la destruction du Temple de Jérusalem, au sixième siècle avant notre ère, ce sont les paroles consignées dans les livres de la Torah qui deviennent la référence du sacré. L’obéissance à cette parole est moins une soumission à quelques puissances que ce soit, qu’une démarche d’écoute (obedire, en latin = écouter), de réflexion, de quête de sens.
Cependant, après le retour de Babylone, les cultes et les sacrifices seront rétablis dans le Temple de Jérusalem restauré. La religion juive se structure et conforte l’identité nationale juive autour de la Torah. Cette identité résistera à toutes les tentatives des empires grecs puis romains de la détruire.

Début du christianisme

Le renversement du rapport entre l’humain et le divin initié par les prophètes d’Israël trouvera son expression ultime en la personne de Jésus dans le Nouveau Testament. Juif, il ne se pose pas comme fondateur d’une nouvelle religion, mais comme porteur au sein même du judaïsme d’un message divin destiné d’abord au peuple juif, puis à l’humanité entière pour la sauver, la libérer de toutes les entraves au développement de la vie.

Dans son message le sacré n’est plus lié à une appartenance ethnique, sexuelle, culturelle ou religieuse. C’est l’homme qui devient sacré.

« Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu habite en vous ?  Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira. Car le temple de Dieu est saint, et ce temple, c’est vous » (1 Co 3.16-17)

Une telle révolution du sacré est la « bonne nouvelle » (= évangile) annoncée. Elle implique l’engagement de chaque individu envers l’autre. Je n’utiliserai qu’avec parcimonie et précaution le mot « amour » tant son usage emphatique dans le discours religieux sensé répondre à toutes les questions, a occulté des réalités anthropologiques et psychologiques complexes.

La responsabilité entre les personnes, devenues sacrées, creuse un écart entre une foi portée par une parole vivante, actualisée en permanence dans la relation, et la religion fondée sur le culte. De ce point de vue certains théologiens ont pu affirmer qu’avec le christianisme nous avons basculé dans une ère post-religieuse. En effet le mot « religion » est attaché à une appartenance, à un culte avec une conception dominatrice du divin sur l’humain, alors que la révélation évangélique subordonne tout type de culte ou d’appartenance à la relation des hommes entre eux. Elle annonce la mort de toutes les dominations et la responsabilité de l’individu.
La réalisation effective de ce renversement dans le cœur des hommes se heurtera aux forces puissantes des sacrés antérieurs, toujours sourdement actives au sein de l’humanité. Chaque individu au cours de son existence devra traverser toutes les strates du sacré, passer du sacré magique et merveilleux de l’enfance à l’affrontement avec un sacré dominateur et punitif de l’adolescence puis, adulte, arracher ce sacré d’une appartenance sociale ou religieuse particulière et assumer sa responsabilité à l’égard du prochain.

La réalisation de cette métamorphose progressive du sacré comme l’illustre toute l’histoire biblique est un long et difficile cheminement toujours inachevé, toujours à réaliser, aussi bien pour les individus que pour les peuples. D’autant que, la transmission de cette voie nouvelle à travers le monde nécessite concrètement une organisation, la mise en place d’un corps institué avec une doctrine, des rites, des instances de régulation interne propres. De ce fait, le terme de « religion » reste associé au christianisme, avec le risque de perdre de vue la nécessaire « démythisation du religieux » pour reprendre une expression de Levinas.

La transmission de cette nouvelle religion au-delà du judaïsme s’opère par « inculturation ».  Ce mot créé dans le monde chrétien par rapprochement avec le mot « acculturation », utilisé en sociologie pour désigner l’interpénétration des cultures, désigne non seulement un mode de transcription du message biblique dans la langue et la culture des sociétés auxquels les évangélisateurs s’adressent, mais aussi par l’intégration en son sein des  valeurs culturelles des peuples « évangélisés ». C’est ainsi que le christianisme s’enracinera dans diverses cultures humaines. En son début, il saura s’imprégner et tirer bénéfice de toute la puissance logistique et judiciaire romaine ainsi que de l’effervescence intellectuelle et spirituelle issue de la Grèce et de l’Orient pour se diffuser rapidement dans tout le pourtour méditerranéen. A terme, cette métamorphose du sacré fait imploser le sacré impérial romain et recouvre le sacré tribal des « barbares » frontaliers de l’empire pour créer une civilisation que l’on appelle « la chrétienté ». Civilisation, qui une fois en position dominante culturellement n’évitera pas toujours, en son sein, le retour du sacré impérial avec par exemple les monarchies de droit divin en France jusqu’au dix- huitième siècle, les dérives du sacré « clérical » et une transmission par prosélytisme qui relève d’une démarche plutôt de type colonialiste à l’opposé de l’inculturation.

La Bible, fondement de notre culture et de notre civilisation.

Nous utilisons dans notre langue, le plus souvent sans le savoir, un grand nombre d’expressions, d’images, de symboles qui viennent de la Bible.
Les règles d’usage de certaines langues elles-mêmes furent de fait normalisées après la  traduction de la Bible. C’est le cas notamment de l’allemand et de l’anglais. Luther, au seizième siècle, fixe les bases de la langue allemande avec sa traduction de la Bible. En Angleterre, les hébraïsmes qui truffent la syntaxe anglaise s’expliquent par l’écriture de « la Bible du roi Jacques » en 1611.
La peinture, la musique ou la sculpture furent au moins jusqu’au siècle dernier des « arts sacrés » dont l’arrière-plan biblique est omniprésent. Les œuvres artistiques avaient très souvent une fonction pédagogique, elles servaient de support à l’enseignement populaire de la Bible. En effet le texte lui-même, accessible exclusivement en latin jusqu’au seizième siècle était réservé aux clercs. La transmission de son contenu s’opérait dans les églises par les sermons et les arts. L’architecture avec les cathédrales, répondaient clairement à une mission d’enseignement biblique.
L’histoire de notre civilisation occidentale, de la chrétienté, a ses grandeurs mais aussi ses tragédies dont l’Eglise ne peut s’absoudre.

Notons quelques grands tournants de l’histoire de la chrétienté :
– Au premier siècle de notre ère : naissance du christianisme issu d’un schisme entre différents courants judaïques.
– Au quatrième siècle : conversion de l’empereur romain Constantin au christianisme. La rencontre de la pensée philosophique grecque, du religieux chrétien et du pouvoir politique romain donne naissance à l’« Occident chrétien ».
– Au onzième siècle : naissance de la religion « orthodoxe » avec la séparation des Eglises d’Orient et d’Occident. Dans l’Occident chrétien, la légitimité des pouvoirs politiques des rois et empereurs est conditionnée à l’agrément de la papauté. La volonté des pouvoirs politiques de s’affranchir de cette tutelle ou d’instrumentaliser leur relation à la papauté pour leur profit tiendra une grande place dans le jeu politique des pays qui constituent l’Europe chrétienne ».
– Au seizième siècle, au sein cette Europe, naissance de la Réforme protestante pour dénoncer les dérives du pouvoir papal. Ces divisions, exploitées par certains pouvoirs politiques pour assouvir leurs ambitions, vont provoquer un schisme entre Catholiques et Protestants et les guerres de religion. La lecture de la Bible constituera un marqueur de cette division : sous Louis XIV, la lecture personnelle de la Bible sans médiation cléricale était considérée comme un acte de rébellion et pouvait entraîner la condamnation aux galères ! L’exil des protestants qui s’ensuivit est à l’origine de l’essor du monde anglo-saxon très attaché à la Bible.
– 1789-1794 : la Révolution française tente de faire table rase de tout ce qui constituait la chrétienté : les fêtes, le pouvoir des religieux, leurs monuments, etc… Elle adopte avec la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 la devise : Liberté, Egalité, Fraternité, dont on peut faire paradoxalement remonter l’origine à la Bible. Ces trois grands principes sont en effet explicitement développés dans les lettres de St Paul écrites mille sept cent ans auparavant.

En 1792, les registres d’état civil jusqu’ici gérés par les paroisses sont pris en charge par les municipalités.
– Au vingtième siècle.
1905, en France, séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce fut le début de la fin de la chrétienté, dont la caractéristique majeure était l’osmose entre les pouvoirs intellectuels, politiques et religieux.

La Bible et notre temps.

La sécularisation des sociétés occidentales (le mot  « sécularisation » dont l’étymologie veut dire rendre au siècle, rendre au monde, a été utilisé pour signifier l’autonomie des structures politiques et sociales par rapport à la religion) marque la fin de l’emprise du sacré clérical chrétien sur l’organisation de la société. La laïcité s’impose, et les pouvoirs religieux occidentaux au nom même de la Bible – « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »(Mt 22,21)-  l’ont acceptée et aujourd’hui la prônent. Elle tend à s’imposer au monde entier via la mondialisation des échanges où les aspects techniques, scientifiques et économiques prennent le pas sur les convictions religieuses dans l’organisation des sociétés.

Cet effacement de la religion est ressenti par certains comme une agression culturelle, pouvant donner naissance par réaction à des courants fondamentalistes et des projets politiques radicaux, violents, pour contrer ce qui est perçu comme une désagrégation du sacré.

 

Les sociétés démocratiques séculières ont bien tenté de préserver une certaine sacralité des institutions républicaines: l’école, la justice, la présidence de la république, les hymnes nationaux, les fêtes nationales, etc…pour conforter la stabilité sociale, mais force est de constater que ces tentatives de sacralisation ont de moins en moins de prise sur les nouvelles générations. Aujourd’hui les chants à caractère rituel qui rassemblent et soulèvent la ferveur  des foules sont plutôt dans les stades de foot que dans les églises ou les rassemblements politiques.

 

A l’instabilité sociale liée à la perte d’influence de la religion, qui d’une certaine façon servait de « garde-fou », s’ajoute la croissance des inégalités dues à la concentration des richesses entre les mains des acteurs économiques les plus puissants, et à la surexploitation des richesses naturelles avec les conséquences climatiques et les mouvements de populations que l’on connait. Dans cette évolution qui obéit à la logique du capitalisme libéral, le désir de faire peuple s’affaiblit. L’individualisme en donnant la priorité à la liberté individuelle sur les exigences collectives se répand.

Par réaction, la nécessité de sauvegarder une communauté humaine ouvre un champ au communautarisme, forme moderne du sacré tribal.

Parallèlement le capitalisme illibéral tente de concilier la puissance économique du capitalisme avec un contrôle des libertés individuelles, il amorce ce qui s’apparente à un retour du sacré impérial.

Ces deux formes du capitalisme sont un danger pour la démocratie  (= gouvernement par le peuple), la première en estompant la notion de peuple et la seconde en lui retirant tout pouvoir.

 

Les grands défis lancés à nos sociétés démocratiques sont pour l’Etat d’opérer le découplage entre pouvoir et domination, et pour les individus d’articuler liberté et responsabilité. Objectifs qui paraissent assez utopiques. Face à cet impasse politique, de nouveaux courants de pensée sous le nom de collapsologie prennent acte de l’impuissance de nos pouvoirs politiques à se libérer de l’emprise des pouvoirs économiques, l’effondrement de nos sociétés leur paraît inéluctable et ils élaborent, pour l’après, des projets politiques de reconstruction d’une société nouvelle fondée, non plus sur la concurrence économique mais sur les valeurs de partage, de solidarité et de respect de la nature.
Hors du champ de l’action politique, nombreux sont ceux qui, en quête de sens dans un monde en perte de repères, s’orientent vers les techniques spirituelles orientales qui connaissent un essor important y compris au sein de communautés monastiques chrétiennes.

 

En résonnance avec ces courants, la Bible ouvre à l’humanité et à chaque homme un chemin qui, allie les deux dimensions politique et spirituelle.

Ces écrits qui s’étalent sur un millénaire déploient une longue gestation de l’humanité pour découvrir notre condition divine sans s’échapper de notre condition humaine.

Ils offrent des ressources « inouïes » pour mettre en œuvre ce renouveau dans le cœur de l’homme, pour continuer d’espérer en une vie nouvelle au-delà de toute catastrophe, et faire émerger un peuple réellement universel.