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Matthieu 8-10

Guérisons et miracles: leurs significations – Mt 8

Guérisons : D’un lépreux 8, 1-4, du serviteur d’un centurion 8, 5-13, de la belle-mère de Pierre 8, 14-15, autres guérisons multiples 8, 16-17.
Exigences dans l’appel à le suivre 8, 18-22
Tempête apaisée 8, 23-27
Exorcisme des démoniaques de Gadara 8, 28-34

Dans les trois chapitres précédents, Jésus après avoir décrit le profil des personnes qui accéderont au royaume, fait appel à notre raison, à notre esprit critique pour écarter les comportements mortifères engendrés par l’hypocrisie, l’esprit de vengeance, le désir de supériorité, la convoitise, etc… Il éclaire le chemin qui mène à l’unité intérieure et en ce sens son enseignement relève d’une démarche thérapeutique. Encore faut-il que l’on puisse marcher, voir, entendre  et parler. Or de nombreuses personnes, pour des raisons physiques ou psychiques, ne sont plus en état d’avancer. Aussi Jésus ne se contente-t-il pas de faire des discours, il intervient par des actes en vue de libérer ces personnes des forces qui les enchaînent.

Matthieu fait le récit de plusieurs types de guérisons. Dans chacun de ces récits il ne s’attarde pas sur l’aspect prodigieux des miracles. Ils sont des « signes » d’une grande portée pédagogique. Pour Jésus, enseignements et guérisons sont étroitement liés. Les deux aspects de l’action de Jésus s’appuient l’un sur l’autre, ils sont les deux faces d’une même mission : celle de sortir l’homme de sa paralysie, de ses fixations, pour l’ouvrir à  la Vie. On retrouve là les deux volets de l’action de Yhwh auprès de son peuple : sortir le peuple du pays d’Egypte, le libérer de son esclavage et le guider sur le chemin qui mène au royaume en lui donnant  la Loi. On peut percevoir le rapprochement avec Moïse dès le premier verset. Comme il descendait de la montagne, de grandes foules le suivirent (Mt 8,1).

Cette descente de la montagne signifie aussi que Jésus, envoyé du ciel pour enseigner, affronte la réalité du quotidien, s’incarne, entre en contact avec des corps pour les soigner, les remettre en marche. L’opposition entre l’âme (ou l’esprit) et le corps – ce dualisme trop souvent reproché au christianisme – ne trouve pas son origine dans la Bible. Dans les évangiles, c’est clairement l’homme dans son intégralité et son unité, qui doit être sauvé. Jésus utilise la parole et le toucher pour guérir l’homme : corps et esprit.

Guérisons des exlus

Regardons de près trois cas de guérisons:
Le premier « miracle » est celui d’un lépreux (Mt 8, 2-4). Dans le judaïsme la lèpre rend la personne impure, intouchable, elle est coupée de toute vie sociale. Cette exclusion du peuple est perçue comme un châtiment divin. A la fin du livre du Deutéronome, la lèpre figure dans une liste de malheurs qui pourront s’abattre sur ceux qui n’écoutent pas les paroles de Yhwh. Yhwh te fera attraper la lèpre qui finira par t’éliminer de la terre où tu entres pour en prendre possession (Dt 28,21).
Le livre du Lévitique consacre deux chapitres complets (Lv 13 et 14), au traitement de la lèpre, l’isolement du malade, les sacrifices afin obtenir la guérison et de permettre de  réintroduire le malade dans la société.
C’est sur cet arrière-plan religieux que Jésus répond à la demande pressante d’un lépreux d’être purifié. Jésus se permet de le toucher, ce qui était parfaitement interdit, et lui dit « Je le veux, sois purifié ! ». Sous l’effet de ce geste et de sa Parole, à l’instant, il fut purifié. Jésus tient alors à ce que cette guérison ne soit pas attribuée à son pouvoir personnel de thaumaturge. Il demande au lépreux de ne pas en parler, d’aller se présenter au temple et de se conformer aux instructions sacrificielles contenues dans le livre du Lévitique afin de  réintégrer la communion fraternelle « Va te montrer au prêtre et présente l’offrande que Moïse a prescrite : ils auront là un témoignage » (Mt 8,4).
De quel témoignage veut-il parler ?
En demandant au malade d’aller se montrer au temple et de pratiquer les sacrifices prescrits,  Jésus s’inscrit ainsi dans la ligne de l’action thérapeutique de Yhwh. Les prêtres auront ainsi un double témoignage : Jésus guérit comme Yhwh et Jésus s’inscrit dans la tradition des pratiques cultuelles.

Le second miracle est celui du serviteur d’un centurion romain à Capharnaüm. (Mt 8, 5-13).
Une telle personne, de par ses origines et son métier, est aussi exclu du peuple juif.  Je ne suis pas digne que tu entres sous mon toit : dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri (Mt 8,8).
La confiance de cet homme en la puissance de la parole fait l’admiration de Jésus. Une telle confiance guérit et cette guérison d’un païen est le signe de l’universalisme du message biblique.

Ces deux premières interventions concernant des personnes en situation d’exclusion dans la société juive, un lépreux, un étranger, choquent les défenseurs d’une appartenance perçue comme un  privilège. Jésus se montre alors très menaçant à leur égard. Aussi, je vous le dis, beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin* avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume des cieux, tandis que les héritiers du Royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors : là seront les pleurs et les grincements de dents (Mt 8,11).
En évoquant ce festin auquel toutes les nations seront invitées, Jésus fait référence à un texte d’Esaïe. Yhwh de l’univers va donner sur cette montagne un festin pour tous les peuples, un festin de viandes grasses et de vins vieux, de viandes grasses succulentes et de vins vieux décantés. Il fera disparaître sur cette montagne le voile tendu sur tous les peuples, l’enduit plaqué sur toutes les nations. Il fera disparaître la mort pour toujours. Yhwh Dieu essuiera les larmes sur tous les visages et dans tout le pays il enlèvera la honte de son peuple (Es 25,6).

* Pour le festin voir aussi : Ap 19.9, pour tous les peuples Es 2.2-3 ; 11.9-10 ; 18.7 ; 60.11,14 ; Za 8.20-22

Le récit très court du troisième miracle est celui de la guérison de la belle-mère de Pierre (Mt 8,14-15). Cette femme juive, en tant que femme, n’a pas accès à la cour intérieure du temple, elle doit rester sur le parvis. En la guérissant, Jésus lui donne l’accès à l’intimité de la relation avec Dieu. Le récit note deux petits détails dans cette guérison, Jésus la touche, ce qui était socialement choquant, puis une fois guérit cette femme se met à le servir. L’évangéliste souligne ainsi le lien intrinsèque entre être guéri et servir. La reconnaissance du don reçu est la source du désir de servir.

Suite au récit de ces trois guérisons individuelles, l’évangéliste évoque de nombreuses guérisons faites par Jésus sur des démoniaques, nous dirions aujourd’hui sur des schizophrènes qui perturbent la vie sociale. L’évangéliste ne s’arrête pas sur l’aspect prodigieux de ces guérisons, mais il en donne le sens par une citation du prophète Esaïe (Es 53,4) pour que s’accomplisse ce qui avait été dit par le prophète Esaïe : C’est lui qui a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies (Mt 8,17).
Ces nombreuses guérisons signifient que Jésus est venu pour guérir toute l’humanité par l’accomplissement de la prophétie d’Esaïe sur le serviteur souffrant. Nous avons vu ce chapitre  d’Esaïe, passage célèbre et assez mystérieux où un serviteur de Yhwh est humilié, rejeté par tous et pourtant, par son humiliation même il guérit le peuple.
Pourquoi Matthieu fait-il ce rapprochement au moment où Jésus fait des guérisons extraordinaires, qui loin de nuire à son image entrainent des foules derrière lui ? Une première explication serait de dire que Matthieu anticipe sur le drame à venir que va connaître Jésus, son humiliation et sa mort infamante. Plus concrètement, Matthieu met en évidence l’humilité, l’empathie envers les plus fragiles dont Jésus fait preuve dans cette démonstration de puissance. Il précise combien dans l’exercice de sa puissance, Jésus ne tire pas profit de son pouvoir. Entièrement tournée vers le soin des malades, des rejetés, il accepte de partager leur exclusion à l’image du serviteur souffrant d’Esaïe. Puisqu’il s’est dépouillé lui-même jusqu’à la mort et qu’avec les pécheurs il s’est laissé recenser, puisqu’il a porté, lui, les fautes des foules et que, pour les pécheurs, il vient s’interposer (Es, 53,12).

Suivre Jésus

Pour le moment il obtient un grand succès populaire, mais voyant de grandes foules autour de lui, Jésus donna l’ordre de s’en aller sur l’autre rive (Mt 8,18). Il se méfie de son succès, veut s’en extraire et prévient clairement ceux qui, impressionnés par sa puissance, veulent le suivre. Les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où poser la tête (Mt 8,20).
Ceux qui le suivent, loin de bénéficier de la gloire d’être proche d’un homme aussi puissant, devront, comme lui, vivre sans aucune garantie de confort. Loin d’engranger des succès, ils seront amenés à partager le sort des démunis et à renoncer au confort des appartenances, que ce soit celle de la famille, de la nation, de la religion. Ces appartenances nous ont façonnés, mais pour le suivre, il faudra les dépasser. A celui qui mettait en priorité ses devoirs familiaux et religieux, Jésus a alors cette phrase aussi forte que déroutante  « Suis-moi, et laisse les morts enterrer leurs morts » (Mt 8,22). Cette phrase fait suite à tout ce qui vient d’être dit, comment se comporter face à la loi, ne pas rester paralysé, s’ouvrir à la vie ?

Le « Fils de l’Homme » dans la Bible.

Jésus se qualifie ici  pour la première fois comme « Fils de l’homme ». Cette dénomination un peu énigmatique qu’il utilisera souvent par la suite,  renvoie dans la Bible à des images successives contrastées.

La première se réfère à « fils d’Adam »- membre de la race humaine avec une connotation de précarité, « le fils d’Adam est compté comme une herbe » (Es 51,12), «  que dire de l’homme, ce ver, du fils d’Adam, cette larve ! » (Jb 25,6). Dans ce cas, l’expression exprime, la condition mortelle de l’homme et la distance infinie entre l’homme et Dieu.
Cependant du fond de la misère de la condition humaine, Dieu apparaît comme très soucieux de l’homme, Il porte sur lui toute son affection. « Qu’ils célèbrent Yhwh pour sa fidélité et pour ses miracles en faveur des humains : car il a désaltéré le gosier avide et bien rempli le ventre affamé » (Ps 107,8).
Un autre psaume décrit bien ce contraste entre la petitesse de l’homme et la grandeur de son destin, presqu’à l’égal de Dieu « Quand je vois tes cieux, œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as fixées, qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui, l’être humain pour que tu t’en soucies ? Tu en as presque fait un dieu : tu le couronnes de gloire et d’éclat ; tu le fais régner sur les œuvres de tes mains ; tu as tout mis sous ses pieds » (Ps 8,4-7). L’homme acquiert une dimension divine.

Ce nom de « Fils d’homme » s’enrichit d’une nouvelle connotation chez le prophète Ezéchiel. En effet, c’est en utilisant cette expression que Yhwh l’interpelle et fait de lui un interlocuteur privilégié : J’entendis une voix qui parlait : «  Fils d’homme, tiens-toi debout car je vais te parler ».  Après qu’elle m’eut parlé, un esprit vint en moi ; il me fit tenir debout ; alors j’entendis celui qui me parlait.  Il me dit : « Fils d’homme, je t’envoie vers les fils d’Israël, vers des gens révoltés… » (Ez 2,1 +).
 Le «Fils d’homme », c’est celui qui doit se mettre debout, écouter la Parole, et faire preuve d’audace pour la transmettre au peuple, devenir témoin. Cette expression s’enrichit de l’idée de  proximité avec Dieu et de la fonction de médiateur entre Dieu et le peuple, caractéristique de la mission du prophète.
En utilisant cette expression, Jésus associe donc son action à celle des prophètes. Nous avons vu au début de l’évangile que lors de son baptême dans le Jourdain comme pour Ezéchiel, l’esprit était descendu sur lui (Mt 3,16).

Plus tard, deux siècles avant l’advenue de Jésus, dans le livre du prophète Daniel, l’expression est utilisée dans le cadre d’un récit de type apocalyptique. Le « Fils d’homme » à la fin des temps apparaît comme celui à qui est donnée une souveraineté éternelle. «  Je regardais dans les visions de la nuit, et voici qu’avec les nuées du ciel venait comme un Fils d’Homme ; il arriva jusqu’au Vieillard, et on le fit approcher en sa présence. Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté : les gens de tous peuples, nations et langues le servaient. Sa souveraineté est une souveraineté éternelle qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera jamais détruite » (Dn 7).

La dimension apocalyptique, portée par cette expression du « Fils de l’homme », sera volontiers reprise dans la littérature juive (paraboles d’Henoch) où elle est associée au Messie royal et au serviteur de Yhwh.
Le caractère messianique de cette expression était certainement connu, mais alors pourquoi Jésus semble utiliser ce titre de préférence à celui de Messie ?
Sans doute que du fait de sa polysémie, du plus banal au plus extraordinaire, ce titre laissait aux auditeurs une liberté d’interprétation ;  il heurtait moins frontalement les esprits que le titre de Messie. Sans doute aussi, qu’à ce stade de la révélation, Jésus se méfiait-il de ce titre de Messie, qui, chez beaucoup, avait une couleur très politique. En effet, à l’attente du Messie était associé pour beaucoup l’espoir du rétablissement du royaume d’Israël, or c’est vers une toute autre royauté que Jésus veut conduire les esprits.

Enfin ultérieurement dans la réflexion chrétienne, l’usage de cette expression fera apparaître Jésus comme le paradigme de l’humain; c’est-à-dire que Jésus porte en lui la quintessence paradoxale de l’humain qui dans  son humilité (adam, la glaise, l’humus, l’humain) est appelé à partager l’infini grandeur de Dieu.

On retrouvera cette idée de Jésus, paradigme de l’humain, dans l’Evangile de Jean avec la fameuse phrase de Ponce Pilate : « Ecce Homo » « Voici l’Homme » (Jn 19,5).

Naviguer par gros temps

Revenons au récit de Matthieu. Après avoir décidé de passer sur l’autre rive avec ses disciples pour fuir le succès, la traversée s’avère difficile. « Et voici qu’il y eut sur la mer une grande tempête, au point que la barque allait être recouverte par les vagues. Lui cependant dormait. » (Mt 8,24).
Précédemment Jésus avait prévenu de l’inconfort de cheminer avec lui, mais là il y a pire. Passer sur l’autre rive implique de traverser des tempêtes. On sait tout ce que les premiers chrétiens durent affronter, nombreux furent martyrisés. Ce texte est un enseignement pour  nos traversées par gros temps. Il faut faire confiance et si Jésus semble endormi, il faut l’appeler, demander qu’il reste à nos côtés, car il commande même au vent et à la mer, même à la mort. Il ne faut pas avoir peur, la confiance en Jésus ramène « un grand calme » (Mt 8,26).

Les démoniaques

L’épisode suivant relate un autre danger, venant non plus des éléments de la nature mais de l’homme lui-même, en la personne de démoniaques. Il est intéressant de remarquer que dans cet épisode (Mt 8,28-34), le mélange improbable d’humilité et de puissance extraordinaire qui caractérisent Jésus, va agir comme un puissant révélateur dans les profondeurs psychiques des individus.
Deux schizophrènes (dits là démoniaques), c’est-à-dire des personnes dont le « moi » a perdu son unité, dont la structure psychique est éclatée (dia-bolon, mot grec, d’où vient diabolique = éclatement de l’unité de la personne).

Les observations des psychiatres chez les psychotiques, montrent que sur ce type de malade, le réel ne peut être intégré par le sujet. Dans la psychose, le réel ne disparaît pas, au contraire il est extrêmement présent mais, non intégré et non intégrable par le sujet. Le paradoxe est que leur perception du réel, non filtrée par la nécessité de l’intégrer, peut leur permettre de percevoir des bribes de vérité inaccessibles à des personnes dites normales.

C’est ainsi que ces schizophrènes seront les premiers à donner à Jésus ce titre de « Fils de Dieu ». Et les voilà qui se mirent à crier : « Que nous veux-tu, Fils de Dieu ? » (Mt 8, 29). Jésus cherche non pas à confirmer son identité donnée par ces malades, mais rétablir l’unité psychique de ces personnes.

Cependant l’énoncé de cette bribe du réel suivi de cette action spectaculaire de Jésus, il leur dit : « Allez ! » Ils sortirent et s’en allèrent dans les porcs » (Mt 8,32), crée dans la population un profond malaise ; elle se demande comment il faut comprendre ce qu’elle vient d’entendre et de voir. De fait, face aux paroles d’un schizo, on se demande souvent si c’est « du lard ou du cochon ». Ce qui vient de se passer n’est pas assimilable, en l’état actuel, dans le psychisme de cette population, c’est donc angoissant et elle demande à Jésus de s’éloigner de chez eux pour évacuer leur malaise.

De quoi ces guérisons sont-elles aussi le signe ?

Les miracles sont des signes. Dans les récits de miracles, Matthieu ne s’arrête pas longuement sur les qualités de thaumaturge de Jésus qui peuvent nous laisser admiratifs ou plutôt aujourd’hui assez perplexes, mais il précise des détails apparemment anodins qui éclairent le sens et la portée pédagogique de son intervention.
De nos jours des thérapeutes, à la suite de Françoise Dolto (« L’évangile au risque de la psychanalyse » éd. Jean-Pierre Délarge, 1977), se sont penchés sur ces passages des évangiles, en s’arrêtant sur les détails du récit, pour illustrer les processus des guérisons psychosomatiques qu’ils rencontrent avec leurs patients.

A la lecture de ces différents miracles, deux conditions de la guérison ressortent nettement :

La première condition est la volonté chez le patient de s’en sortir (Mt 8,2). Il doit sortir de la complaisance qui insidieusement s’insinue fréquemment dans la souffrance, souffrance qui devient alors une prison, un enfermement. Souvent on verra Jésus pousser le malade à aller de l’avant, à se mettre en mouvement. Jésus reprend là, appliqué à des cas individuels précis et concrets  les thèmes du départ, de  la marche,  rencontrés dans la Tora.

La seconde condition pour la guérison est la confiance en cet homme, Jésus.
«Ta foi t’a sauvé » (Mt 9,22) dit à plusieurs reprises Jésus aux personnes qui viennent de guérir. Cette  confiance, cette assurance, nous l’avons vue plus haut chez un centurion romain dont la prière et sa façon de décrire la puissance de la parole impressionne Jésus.
Cette confiance libère de la peur, donne l’assurance de pouvoir se relever -A noter que le mot grec utilisé que l’on traduit par ‘relever’, est le même mot que celui qui sera utilisé plus loin pour  signifier ‘ressusciter’ (Mt 9.25 ; 16.21 ; 17.23 ; 20.19 ; 26.32 ; 28.6)-.
Jésus ne retient pas ces actes miraculeux comme l’expression de sa propre puissance, mais comme l’expression de la puissance de la confiance : « Qu’il vous advienne selon votre foi.» (Mt 9,29) dira-t-il. Jésus reviendra souvent sur cette puissance de la foi et nous verrons plus loin a contrario comment  les pouvoirs de Jésus sont annihilés par les blocages de ses interlocuteurs, par l’absence de confiance et par la peur de le suivre.

Nouvelles guérisons, nouveaux signes et premiers affrontements – Mt 9

 

Guérison d’un paralytique et remise des péchés 9, 1-9
Jésus et la fréquentation des pécheurs. 9, 9-13
Discussion sur le jeûne 9, 14-18
Guérison d’une femme et résurrection d’une jeune fille 9, 18-26
Guérison de deux aveugles 9, 27-31
Guérison d’un muet possédé 9, 32-34

En ce début du chapitre 9, avec la guérison d’une personne paralysée, Jésus donne une nouvelle et puissante indication sur la signification spirituelle de ces guérisons corporelles. Quand on lui amène un homme paralysé, Jésus perçoit que cette paralysie est l’image, le symptôme de l’impasse dans laquelle cet homme s’est fourvoyé. Jésus veut l’en sortir et il commence par lui pardonner ses péchés. Pour les religieux qui assistent à la scène, ces paroles de Jésus sont un blasphème, c’est-à-dire selon l’étymologie du mot, une insulte faite à Dieu. En effet le pardon des péchés dans le judaïsme est un pouvoir divin. Jésus, en pardonnant, s’approprie un pouvoir exorbitant exclusivement réservé à  Dieu. « C’est insultant et inadmissible pour Dieu » (Mt 9.3), pensent les scribes. Jésus, lui, ouvre une autre logique du pouvoir de Dieu. Le pouvoir, l’autorité ne sont pas un privilège que Dieu se réserve, comme le laissait entendre le serpent de la Genèse qui cherchait à insinuer la rivalité et la concurrence entre l’homme et Dieu. Ce pouvoir divin du pardon est une force qui permet d’entrer dans une logique de don qui va jusqu’à par-donner. Le pardon divin permet de lever le sentiment de culpabilité qui paralyse l’homme. Après le pardon l’homme est invité à se remettre  sur pied, à assumer les traces de sa maladie, de sa faute. « Lève-toi, porte ta civière » (Mt 9, 6),  à ne plus se laisser enfermer dans une culpabilité névrotique paralysante qui l’amène à se laisser porter par les autres. Ce pouvoir du pardon l’homme est invité à l’exercer à son tour, comme nous l’avons vu dans la prière du Notre Père.
La foule fût saisie par cette nouvelle logique du pouvoir de Dieu donné aux hommes après la guérison du paralysé. « Voyant cela, les foules furent saisies de crainte et rendirent gloire à Dieu qui a donné une telle autorité aux hommes. » (Mt 9,8).

Prenons donc garde à toute parole qui, à l’instar de celles des scribes citées ici, semble prendre le parti de Dieu, méfions-nous des discours moralisants qui prétendent défendre le pouvoir de Dieu contre les hommes. Ne serait-ce pas une pieuse façon de camoufler le refus  d’entrer dans cette logique du don, de justifier un certain immobilisme ?  Un tel « parti de Dieu »  loin de guérir la paralysie des hommes, la provoque ou la renforce.

 

Mais Jésus par ce miracle ne cherche-t-il pas justement à prouver qu’il est Dieu ? C’est cet aspect qui est souligné en premier par les commentateurs et la question semble légitime car Jésus lui-même justifie ainsi son geste face aux scribes :« afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre autorité pour pardonner les péchés… » v 6.

Il est certain que les guérisons qu’il opère, ce lien qu’il établit là très clairement entre pouvoir et pardon, posent la question de son identité. Jésus n’est pas un rabbin classique, non seulement il enseigne avec autorité, mais à l’appui de son enseignement il manifeste un charisme de guérisseur exceptionnel. Le questionnement sur l’identité de Jésus commence ici à affleurer. Nous venons de voir que des démoniaques l’avaient traité de « Fils de Dieu », mais… c’étaient des fous ! Jésus se nomme lui-même ici par deux fois, « Fils de l’homme» (Mt 8,20 ; 9,6). Il utilisera cette expression très souvent par la suite. (* Mt 10,23; 11,19 ; 12,8 ; 16,13 et 27 ; 17, 9 et 22 ; 20,18 ; 24,30 ; 26, 2, 24 et 45, etc… )
En associant ce qualificatif au pouvoir de pardonner, Jésus se réfère implicitement au livre de Daniel où un fils d’homme apparait au côté du trône royal pour exercer le jugement.

Election de Matthieu, rupture avec les pratiques de l’élite « bien-pensante»

En tant que Rabbi dont la notoriété s’étend rapidement, Jésus aurait dû s’entourer des meilleurs scribes du pays, représentatifs de l’élite religieuse pour asseoir son autorité et diffuser efficacement et rapidement son message. Au lieu de cela, il fait appel à un certain Matthieu, un collecteur d’impôts, genre de personne rejetée par tous, soupçonnée de s’en mettre plein les poches, une personne infréquentable aux yeux des religieux. Puis non content d’engager une conversation avec ce Matthieu, il se met à table avec lui et ses amis, des « pécheurs ». Ce terme de pécheurs n’a pas tout à fait la signification morale que nous lui prêterions aujourd’hui. Ici les pécheurs sont des personnes qui ne respectent pas toutes les règles de purifications prescrites par la Loi et qui sont donc considérées comme impures et peu recommandables par ceux qui justement s’appliquent à respecter strictement toutes ces règles. Jésus n’entre pas dans ce jeu des religieux et comme ces derniers s’en offusquaient, Jésus réaffirme clairement la finalité thérapeutique de son enseignement. « Ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades » (Mt 9,12)

C’est une mise en garde assez claire adressée à ces bien-pensants qui se considèrent comme bien portants. Il les invite à réfléchir à cette phrase du prophète Osée, phrase qui lui tient à cœur, car il la reprendra un peu plus loin dans un autre contexte. « C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice » (Mt 9,13) (Os 6,6).
Le sacrifice, nous l’avons déjà vu, est le fondement même du sacré. Et là, Jésus, à la suite d’Osée, dit que Dieu – le sacré par définition aux yeux de tous- voudrait rejeter le sacré !!!
La réaction de Jésus va bien au-delà de la dénonciation de l’hypocrisie d’un certain type de comportement dit « religieux ».  En adressant cette phrase, il invite son entourage à prendre conscience d’une mutation profonde dans le paradigme du « sacré » et  du « religieux » que l’humanité doit opérer. Ce renversement de perspective dans la relation de l’homme avec Dieu a été initié nous l’avons vu, par les prophètes et en particulier par Osée, pour qui la pratique des observances religieuses, perd toute valeur quand elle n’est pas l’expression du cœur de l’homme. Or la pratique sacrificielle cache mal la tentative d’acheter les faveurs de Dieu, de mettre Dieu de son côté,  par des offrandes ou par l’accumulation d’actes méritoires, alors qu’aux yeux de  Dieu, la relation de miséricorde que les hommes doivent établir entre eux, est première.
Le terme hébreu de « miséricorde» utilisée dans cette citation d’Osée signifie ce qui attache un être à un autre, en particulier la réaction de ses entrailles face à un frère dans la nécessité. Les entrailles de Jésus vibrent à la vue de tous ces gens « impurs », rejetés par les « purs ». « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » Mt 9,13

Ceci dit, la réaction de Jésus est tout de même assez perturbante pour des personnes très bien intentionnées, pas spécialement hypocrites, comme ces disciples de Jean-Baptiste qui ont suivi les recommandations de ce dernier en se convertissant et en pratiquant le jeûne. « Pourquoi, alors que nous et les Pharisiens nous jeûnons, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » (Mt 9,14). Il y a un problème pour eux, car ils ne comprennent pas que Jésus fasse fi de ce message de Jean sur le jeûne. Alors Jésus, pour leur expliquer cette apparente contradiction entre le message de Jean et le sien, associe le jeûne à un comportement de deuil, de tristesse légitime quand dans une fête de noce l’époux disparaît. Tant que l’époux est là, il n’y a pas lieu d’être triste, il faut faire la fête car, nous avertit Jésus, viendra bien un temps où l’on ne pourra plus faire la fête.

Jésus est conscient que cette mutation du « sacré » à laquelle il nous appelle provoquera  des chocs douloureux et même des ruptures. Des ruptures, nous avons pu en discerner un certain nombre tout au long de l’histoire biblique et à chaque fois ce sont des tournants dans la prise de conscience de la nouveauté et de l’actualité du contenu de la révélation. En effet l’approfondissement de la révélation biblique n’est pas toujours un long fleuve tranquille. S’il y a bien une maturation lente et silencieuse du message à travers l’évolution des cultures, à certains moments précis de  l’histoire des temps que l’on appelle des crises, du nouveau apparait. Pour être accueillie, cette éternelle nouveauté du message demande, de la part de ceux qui veulent le recevoir, une fraîcheur d’esprit qui rompt avec la sclérose des vieux esprits bien-pensants. « On ne met pas du vin nouveau dans de vieilles outres ; sinon, les outres éclatent, le vin se répand et les outres sont perdues. On met au contraire le vin nouveau dans des outres neuves, et l’un et l’autre se conservent » (Mt 9,17).

Ces ruptures dans la révélation se produisent à des tournants marquants de l’histoire. Les commentateurs de cette phrase n’ont pas manqué d’y voir l’annonce d’une nouvelle ère de l’histoire, marquée par la séparation du judaïsme et du christianisme, celle où nous avons fait démarrer notre calendrier. Cette interprétation paraît légitime à condition qu’elle ne fasse pas accroire que les juifs sont du passé et les chrétiens de l’avenir. En effet la nouveauté dont il s’agit n’a pas qu’une composante historique, elle est aussi et surtout psychologique et spirituelle. La frontière entre l’ancien et le nouveau traverse chaque individu de chaque religion. Et s’approprier la nouveauté par le simple fait d’une appartenance religieuse, politique ou culturelle, serait retomber dans ce travers de la bien-pensance que dénonce justement ici Jésus.

Guérir, c’est s’éveiller, ouvrir les yeux, entendre et parler.

Après avoir posé ces jalons lourds de sens qui éclairent la suite de l’histoire, Jésus poursuit  son action d’enseignant et de thérapeute chez des personnes qui manifestent une confiance totale en lui et, comme auparavant, Jésus souligne que c’est leur foi qui les guérit presque à son  insu, comme avec cette femme qui arrive par derrière pour toucher la frange de son vêtement. Jésus ne s’offusque pas de la forme presque fétichiste que prend cette foi, il en est au contraire très admiratif. « Ta foi t’a sauvée » lui dit Jésus. Le terme grec utilisé traduit ici par « sauver » veut aussi bien dire « guérir ». La santé retrouvée est signe du salut qu’apporte la confiance.
Cette foi peut aller jusqu’à ressusciter une jeune fille (Mt 9,18-26). Dans ce récit, les mots utilisés par Jésus sont significatifs : la mort est associée à un sommeil et la résurrection à un éveil. Jésus reviendra à plusieurs reprises sur cette injonction de l’éveil.

La guérison suivante, celle de deux aveugles, est paradoxale car ces aveugles semblent justement très clairvoyants sur la nature de ce Jésus qu’ils appellent « Fils de David » (Mt 9, 27). Ce titre était une expression populaire pour dire « Messie ». Mais Jésus se montre très réticent à l’expression publique de ce titre pour les raisons que nous avons évoquées plus haut : il ne guérit pas pour conforter son pouvoir. « Attention ! Que personne ne le sache ». Mais eux, à peine sortis, parlèrent de lui dans toute cette région. » (Mt 9,30-31)

Avec la dernière guérison relatée dans ce chapitre, celle d’un possédé muet, signe que Jésus veut libérer la parole chez l’homme, on voit poindre un clivage entre la foule qui s’émerveille et certains pharisiens qui tentent d’endiguer cet enthousiasme en suggérant que « c’est par le chef des démons qu’il chasse les démons. » (Mt 9, 34). La question de l’identité de Jésus va progressivement venir au premier plan.

Conclusion de ces guérisons et introduction au chapitre suivant.

C’est la compassion face à ces personnes  « harassées et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger » (Mt 9, 36), et non une volonté d’affirmation de son pouvoir qui pousse Jésus à poursuivre son action d’enseignant et de guérisseur par l’annonce de « la Bonne nouvelle du Royaume » (Mt 9, 35). L’avènement du royaume, thème central de l’évangile de Matthieu, ce n’est pas Jésus seul qui peut le faire advenir. Ce royaume, caractérisé par une relation de miséricorde de tous les hommes entre eux, nécessite l’engagement concret de tous ceux qui font confiance en cette Parole de Jésus. L’engagement des disciples doit se déployer selon les deux grands axes que nous venons de voir : l’enseignement de la Parole et le soutien aux malades.

Deuxième discours sur le Royaume : l’Envoi en mission – Mt 10

Nous avons vu dans l’introduction à l’Evangile de Matthieu, que ce livre comportait cinq discours autour du thème du royaume. Le chapitre 10 contient le deuxième « discours » qui porte sur la mission d’annoncer le royaume.
Jésus réunit auprès de lui les douze disciples qu’il avait appelés personnellement à le suivre, qui vont être nommés « apôtres », ce mot signifiant « envoyés ». Le nombre douze choisi par Jésus est significatif.  Le chiffre douze est le chiffre symbolique qui exprime l’élection. Ce choix de Jésus évoquerait le choix par Yhwh des douze tribus, « le peuple élu »pour constituer le « royaume » promis à Israël.

Plus tard dans le christianisme, on lira ce passage du choix des douze « apôtres » comme la genèse et le fondement de la création de l’Eglise. Mais c’est là une lecture faite a posteriori, car tel ne semble pas être l’intention de Jésus à ce moment-là puisque loin de vouloir une rupture d’avec le judaïsme, il leur demande au contraire de limiter leurs actions au territoire d’Israël : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains ;
allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël. » (Mt 10,6)

Pour Matthieu, encore une fois, Jésus s’inscrit dans la continuité de la promesse faite au peuple d’Israël. Mais cette continuité sera assurée par un travail de  symbolisation, un élargissement des contenus de la promesse :
– le peuple d’Israël est symbole de l’humanité entière.
– le « Royaume d’Israël » symbolise et met en perspective un « Royaume des cieux ».

Cette continuité symbolique passe par un élargissement de l’appartenance et donc d’une rupture de ses limites. Toujours ce chemin étroit, difficile et douloureux entre attachement et arrachement. Le refus d’opérer ce travail de symbolisation, qui élargit, approfondit et renouvelle le champ de la promesse, provoquera un schisme au sein du judaïsme. Mais pour le moment, Matthieu veut souligner que Jésus se situe dans la continuité du judaïsme et de la révélation biblique en donnant la priorité « aux brebis perdues de la maison d’Israël » tout en laissant entendre que les autorités religieuses n’ont pas fait correctement leur travail puisque les foules étaient « harassées et prostrées comme des brebis qui n’ont pas de berger » (Mt 9 ,36).

Etat d’esprit pour mener à bien cette mission.

Le comportement extérieur ainsi que les dispositions intérieures des disciples dans l’exercice de cette mission doivent  refléter, symboliser le contenu même du message que l’on peut résumer en deux mots: liberté et confiance.
Pour ses déplacements le disciple ne doit pas s’encombrer. Ainsi libéré des préoccupations matérielles, il doit faire confiance à ceux qu’il visite pour subvenir à ses besoins, leur demander l’hébergement et la nourriture. Si on lui refuse, qu’il reste en paix et qu’il aille voir ailleurs. Quant à la transmission du message, qu’il ne se fasse pas de soucis. Il n’a pas à être anxieux s’il n’est pas entendu. C’est leur problème, pas le sien. Il n’a pas à être agressif à leur égard, ce n’est pas à lui de juger, le jugement aura lieu à la fin des temps.
De la confiance, il lui en faudra beaucoup, car il devra affronter aussi bien des oppositions intérieures, celles de sa famille et de ses proches, que des oppositions extérieures, celles des pouvoirs politiques et religieux. Cette confiance ne veut pas dire naïveté, le disciple devra déployer toute son intelligence et même se montrer rusé. « Voici que moi, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; soyez donc rusés comme les serpents et candides comme les colombes » (Mt 10,16).
Il sera haï, jeté en prison. Mais là, du fond de l’abîme, qu’il reste serein : « ne vous inquiétez pas de savoir comment parler ou que dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là, car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (Mt 10,19.
Jésus devra  lui-même en passer par là et le disciple devra le suivre, « Le disciple n’est pas au-dessus de son maître » (Mt 10,24).

Puis Jésus reprend son « n’ayez pas peur » que nous avons lu dans son discours sur la montagne à propos de nos soucis, mais ici le contexte est encore plus anxiogène. L’obstacle à affronter n’est plus simplement intérieur, psychologique, il ne s’agit plus simplement de surmonter la peur de manquer; il faudra faire face à une opposition politico-religieuse redoutable qui mettra en danger sa vie même. Jésus insiste, au-delà de la quête d’un idéal de sagesse par rapport aux biens matériels, le disciple devra affronter la dure réalité de l’histoire et faire preuve de courage et d’audace. Son arme sera la lumière: « Rien n’est voilé qui ne sera dévoilé, rien n’est secret qui ne sera connu, Ce que je vous dis dans l’ombre, dites-le au grand jour » (Mt 10, 26).
Et pour le reste qu’il fasse confiance : « Est-ce que l’on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d’entre eux ne tombe à terre sans votre Père. Quant à vous, même vos cheveux sont tous comptés » (Mt 10, 29). Le moineau a peu de valeur et pourtant le Père en prend soin. Nous qui avons plus de valeur, a fortiori le Père prend soin de nous.

Pour affronter le combat qui s’annonce, Jésus reprend sa formule « N’allez pas croire… » qu’il avait utilisée dans son premier discours (Mt 5,17), mais alors que dans le premier cas, il s’agissait pour Jésus d’affirmer la continuité de son enseignement avec la Torah («  …que je sois venu abroger la Loi ou les Prophètes », ici, il s’agit d’un avertissement sur les conséquences de cet enseignement :  « …que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive » (Mt 10, 34) . Il annonce des séparations, des ruptures possibles au sein même de la famille, ruptures douloureuses si l’on se fie à l’outil utilisé pour opérer cette séparation un peu sanglante. Et il enfonce encore un peu plus le clou et pousse la logique de la séparation jusqu’à la limite de l’acceptable et du compréhensible : « Oui, je suis venu séparer l’homme de son père, la fille de sa mère, la belle-fille de sa belle-mère : on aura pour ennemis les gens de sa maison » (Mt 10, 36).

Pourquoi en venir là ?

Déjà plus haut, nous avons vu Jésus opérer une rupture dans la perception commune du sacré : le sacré ne doit pas être cette projection faite par l’homme sur Dieu, sous la forme d’un divin tout-puissant que l’on peut espérer atteindre et amadouer par des comportements rituels ou l’accumulation d’efforts méritants. Les projections, les représentations du divin par l’homme sont toujours inadaptées, elles donnent naissance à des formes variées d’idolâtries. Ce qui est sacré, c’est la miséricorde qui réside dans le cœur de l’homme.

A cette rupture profonde dans la perception du « religieux », Jésus ajoute une autre rupture de type sociologique et anthropologique qui concerne la conception des liens familiaux. Ce ne sont pas les liens familiaux en tant que tels que Jésus condamne. Disciple de Jésus rime avec liberté et cette liberté ne peut être entravée par les ligatures familiales. « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi ; qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mt 10, 37)

 Le mot grec utilisé ici et que l’on traduit par aimer est « philein » et non pas « agapè» que les évangiles utilisent pour désigner l’amour du prochain. Le mot philein, à l’image de  l’ambivalence des liens familiaux, n’a pas que des connotations positives. En effet les liens familiaux peuvent devenir des carcans qui entravent le développement de la personne, qui  réduisent l’individu à son appartenance familiale. Nous avons déjà vu, à plusieurs reprises depuis le livre de la Genèse, ce nécessaire travail de séparation dans le processus de création. Jésus n’a pas attendu Freud pour nous inviter à couper le cordon ombilical. Suivre Jésus, c’est rompre avec cette logique d’accaparement des liens familiaux, avec ces excès d’amour – assortis souvent de violence – qui révèlent une volonté narcissique de possession et de maîtrise de l’autre, considéré comme un « même » que soi.
En nous éloignant de l’expression souvent pathologique de ces affects familiaux, Jésus nous invite à construire d’autres liens dans une logique de don. Don qui présuppose une séparation, une différenciation des individus. Cette nouvelle logique respectueuse de l’altérité, va nous emmener très loin, jusqu’à porter la croix et donner sa vie  pour que vive le monde : «  Quiconque ne prend pas sa croix et vient à ma suite n’est pas digne de moi.  Qui aura assuré sa vie la perdra et qui perdra sa vie à cause de moi l’assurera » (Mt 10, 38).

C’est une rupture anthropologique, mais cette rupture, loin de détruire le sujet, le fait naître. On peut l’observer très simplement et presque au quotidien, dans l’expérience existentielle du don faite par des personnes bénévoles qui sont entrées dans cette logique, en se consacrant à l’accompagnement de malades, d’indigents, d’handicapés… Faites part de votre admiration et leur réaction sera presque toujours la même « Ce que je donne n’est rien à côté de ce qu’ils me donnent». C’est la promesse que nous fait ici Jésus :

« Quiconque donnera à boire, ne serait-ce qu’un verre d’eau fraîche, à l’un de ces petits
en sa qualité de disciple, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense. » (Mt 10, 42)