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Le sermon sur la Montagne

Ces trois chapitres regroupent les paroles de Jésus dans ce que l’on a appelé « le sermon sur la montagne ». C’est  le discours inaugural de sa mission, le premier et le plus long des cinq discours, qui éclaire la nature de ce Royaume, les critères qui caractérisent ses membres, et les  voies à suivre pour y pénétrer.

Chapitre 5

  • Béatitudes 3-12
  • Sel de la terre et Lumière du monde 13-16
  • Accomplissement de la Loi- (Accomplissement = remplir de sens)

Chapitre 6

  • Sens des pratiques cultuelles (Ch. 6) (prière, jeûne et aumône)
  • Prière : le Notre Père
  • Le jeûne
  • Votre trésor # l’argent
  • Relativiser les soucis.

Chapitre 7

  • Ne pas juger
  • Ne pas jeter de perles aux pourceaux.
  • Savoir demander
  • La relation à l’autre : Récapitulatif de la Loi et les prophètes.
  • Etroitesse de la voie
  • Faux prophètes : jugement de l’arbre à son fruit.
  • Les vrais disciples : ceux qui écoutent la Parole et font la volonté
  • Conclusion : impression de l’autorité de Jésus sur les foules. Le « Je » de Jésus.

A quoi reconnait-on les membres du royaume ? (Mt 5)

Le discours commence par un célèbre passage connu sous le nom de « Les Béatitudes » (Mt 5,1-11).  Il s’agit d’une anaphore (répétition d’un même mot ou d’un même membre de phrase en début de phrase) avec le mot « Heureux … » suivi d’une caractéristique des membres du royaume.
Les qualificatifs que Jésus associe aux bénéficiaires de ce bonheur sont pour le moins paradoxaux : les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim et soif, ceux qui sont persécutés, ceux qu’on insulte. A priori, comme ça,  on peut trouver mieux dans notre quête du bonheur ! Le bonheur dont Jésus parle ici n’est pas tout à fait ce que l’on imagine spontanément ! Il est bien loin d’une satisfaction béate et statique comme pourrait le laisser entendre le terme de béatitude. Pour comprendre le terme traduit ici par heureux ou bienheureux, il faut intégrer l’arrière-plan biblique de ce discours et en particulier dans la Torah ce passage du Deutéronome :

« Vois : je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur…
c’est la vie et la mort que j’ai mises devant vous, c’est la bénédiction et la malédiction.
Tu choisiras la vie pour que tu vives….
C’est ainsi que tu vivras et que tu prolongeras tes jours, en habitant sur la terre que Yhwh a juré de donner à tes pères Abraham, Isaac et Jacob.» (Dt 30, 15-19)

Le terme « heureux » renvoie à ce choix positif, à cet hymne à  la Vie par l’attachement à Yhwh et l’écoute de sa parole. La Bible de  Chouraqui pour exprimer la dynamique qu’il y a dans ce mot a traduit  par « En marche … » au lieu de « heureux …». Le chemin vers la Vie et le Bonheur est ici conditionné paradoxalement au sentiment de non-satisfaction, de manque et donc par opposition, ce chemin semble fermé aux hommes repus et contents d’eux-mêmes. Les sentiments de manque et d’insatisfaction nous ouvrent une voie. Il faut donc vivre avec, les porter et ne pas chercher à les combler par une fuite en avant, dans une quête aveugle d’une satisfaction superficielle de ses besoins et de ses plaisirs. Le manque nourrit, amplifie le désir. Dans ce vide créé par le manque, le désir de paix, de justice, de miséricorde permet à la Parole de pénétrer profondément dans notre cœur, de nous transformer et de nous ouvrir ainsi la voie de la réalisation de la Promesse, du chemin de la terre promise.

Vous êtes le sel de la terre et la lumière du monde

« Vous êtes le sel de la terre. » (Mt 5, 13)
Dans l’alimentation, le sel a une double fonction, conserver les aliments et leur donner du goût.

Or notre terre est menacée de décomposition par l’homme suffisant, refermé sur lui-même ou  dominé dans sa  relation à l’autre par son seul intérêt, son besoin de s’imposer. Le royaume des cieux n’est pas un autre monde sans lien avec notre terre. Notre terre est une terre savoureuse qui doit être sauvée de la disparition par l’écoute, le respect des hommes et de la nature. La terre promise n’est pas une autre terre, mais notre terre, que le disciple, modeste petit grain de sel, va permettre de conserver et de lui donner du goût. Dans le livre de la Genèse nous avons vu que l’homme était au centre de la création. Toute la création est pour l’homme, mais l’homme est responsable de toute la création. Le disciple qui assume sa non-suffisance, sa pauvreté et aspire à une relation entre les hommes, faite de justice et de paix, sauve le monde de la décomposition où l’entraine la suffisance des hommes et en fait ressortir toute la saveur. C’est le lien avec Dieu et les autres hommes qui permettent au disciple d’accomplir cette mission de rédemption du monde qui lui a été confiée depuis la création (Gn 1).

« Vous êtes la lumière du monde. » (Mt 5, 14)
Lors de la création du monde c’est la lumière qui advint en premier (Gn 1,3), avant elle tout était « tohu-bohu ». En devenant disciple, l’homme devient lumière du monde, il participe de fait au sauvetage de la création. Sa lumière permet aux autres hommes de trouver le sens de la Vie et de s’ouvrir à l’intelligence du monde. Intelligence du monde dont un peu plus loin (Mt 11,25), Jésus avec un brin de provocation, comme souvent, se félicitera de la voir rester cachée à ceux considérés comme plus intelligents, les sages et les savants et demeurer accessible aux petits, aux faibles. Ces derniers sont plus spontanément dans la demande d’aide alors que les sages et les savants pensent parfois plus facilement qu’avec leur savoir et leur intelligence, ils pourront par eux-mêmes faire face aux difficultés ou satisfaire leurs besoins.

La lumière et la Torah-Injonction d’accomplir la Torah

Dans le Talmud, la Lumière (Orah en hébreu) est entièrement contenue dans la Torah. Jésus avec ces paroles, sur les disciples qui doivent être la lumière du monde, ne conteste-t-il pas le cœur même du judaïsme, à savoir que seule la Torah est porteur de la Lumière créatrice ? Matthieu prend donc soin, après ce dire de Jésus sur les disciples « lumières du monde » d’enchainer sur des dires de Jésus où il dévoile avec des exemples très concrets le sens profond de la Torah (Mt 5,17-48).

Jésus exerce là la fonction traditionnelle de Rabbin qui est de commenter et d’interpréter les textes.
Il commence par une affirmation extrêmement ferme sur la Torah : non seulement il n’est pas venu « abolir »,  « déconstruire » la Torah, mais quiconque osera y toucher un tant soit peu ne pourra accéder au Royaume des Cieux. Il se pose là comme un défenseur sans faille de la Torah, puis, assez paradoxalement, il enchaîne de façon très audacieuse par une série de développements sur le contenu de la Torah, sur le mode  « Il vous a été dit…, moi je vous dis…» qui semble à première vue contredire cette entrée en matière.

Le sens des injonctions de la Torah

Nous avons vu que la Torah, terme que nous traduisons improprement par Loi (Enseignement serait plus juste) est une pédagogie. Elle contient un ensemble d’interdits qui ont pour fonction de poser les limites.
Les sciences psychologiques modernes ont démontré clairement que la pose de limites par les parents est la condition incontournable du développement psychique et de la socialisation d’un enfant. Ces interdits sont pour l’enfant  des contraintes extérieures à respecter sous peine de punitions. Les causes profondes de ces interdits ne sont pas immédiatement assimilables par l’enfant et ne nécessitent pas immédiatement de la part des parents une justification. Le respect de l’interdit par l’enfant doit précéder le temps où il pourra en comprendre le sens.
Mais la maturité venant, l’homme doit progressivement intégrer, intérioriser la raison profonde de ces interdits et en percevoir toutes les dimensions.

Passage de l’interdit à la morale

Sur cinq interdits importants de la Torah (Exode 20), le meurtre, l’adultère, la répudiation, les serments et la vengeance, Jésus va poursuivre explicitement le projet pédagogique de la Torah qui, au-delà de la pose des limites, est de faire advenir des adultes libres et responsables. Ainsi l’action des hommes, au départ déterminée par une prescription extérieure qui semble apparemment entraver leur liberté, pourra se développer, s’épanouir avec l’intégration d’une morale, d’une éthique. Jésus n’est pas le premier à enseigner la nécessité de la morale, les prophètes dans la Bible mais aussi les sages d’autres cultures ont tous, avant lui, travaillé au développement de la  morale pour responsabiliser les hommes, leur insuffler un « sens du devoir », développer,  éclairer leur volonté pour leur permettre un « vivre ensemble ».
Ce développement d’une morale entraine une évolution des règles de la Torah. Les règles que l’on donne à un enfant ne sont pas les mêmes que celles que l’on donne à un adolescent.
La règle de la Torah « œil pour œil, dent pour dent » (Mt 5,38) est à cet égard très significative. Il est intéressant de constater que dans nos sociétés modernes cette formule héritée de la Bible est perçue comme l’expression de ce qu’il ne faut pas faire alors que dans le contexte biblique d’alors elle est au contraire la règle à respecter. Cette règle au sein de ces sociétés archaïques dominées par la nécessité de la vengeance a fondamentalement pour but de limiter la violence, d’éviter son emballement, de poser des limites à la vengeance. Jésus va sur ce point aussi fondamental de la violence, demander explicitement l’arrêt total de toute vengeance. Il va même aller beaucoup plus loin, non seulement il proscrit toute vengeance mais il demande à la victime de la violence d’accompagner, d’entourer, d’aider l’auteur de cette violence.

«  Et moi, je vous dis de ne pas résister au méchant.
Au contraire, si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre.
A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau.
Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui. » (Mt 5,39-41)

Là  Jésus semble pousser le bouchon un peu loin. On sort du domaine  de la morale.

Au-delà de la morale

Jésus enchaîne par l’injonction d’aimer ses ennemis (Mt 5,44). Quoi ! Chercher à aimer ceux qui nous dérangent, ceux qui nous sont hostiles, ceux qui nous méprisent, ceux qui nous blessent, ceux qui veulent nous détruire, c’est peut-être beaucoup en demander. Cette voie est franchement impossible à l’homme, elle sort du champ de la nature de l’homme. Il est en effet dans sa nature comme dans celle de tout être vivant de faire effort pour persévérer dans son être (le conatus de Spinoza) et aimer ses ennemis n’est-ce pas risquer d’être détruit par eux ? L’injonction de Jésus d’aimer, sort du domaine de la volonté, elle casse les limites du champ du « sens du devoir » et de la morale. En plus Il nous demande d’en être heureux quand cela nous arrive !!!

« Heureux êtes-vous lorsque l’on vous insulte, que l’on vous persécute et que l’on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi.
Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense est grande dans les cieux ; c’est ainsi en effet qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés » (Mt 5,11-12)

Certes nous avons vu le cas de Jérémie qui, après avoir été jeté au fond d’une fosse,  crié sa douleur et son incompréhension totale, chantait les louanges de Yhwh du fond du trou. De même le « serviteur souffrant » d’Esaïe, certains auteurs de psaumes et bien sûr Job semblent aussi avoir vécu dans la souffrance extrême ces expériences intérieures exceptionnelles où tout bascule. Mais il s’agissait de cas exceptionnels et là Jésus en fait une caractéristique fondamentale générale et incontournable de ses disciples. Il la justifie par cette phrase :

« Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes …
Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,44-48)

Jésus donne là une définition de la perfection du comportement humain, qui fait écho à deux passages de la Torah :

« Tu seras entièrement attaché (parfait) à Yhwh ton Dieu » (Dt 18,13)

« Soyez saints, car je suis saint, moi, Yhwh votre Dieu » (Lv 19,2)

En quoi consiste cette perfection, cette sainteté ?

La perfection ou la déclinaison du don en don, pardon, abandon.

Ainsi donc la perfection c’est, à l’image du Père, d’aimer tout individu. Donner…  donner toujours et sans cesse  sans que cet acte soit conditionné par un jugement de valeur sur le donataire. En effet donner … à condition que le donataire le mérite, à condition d’être sûr qu’il en fera bon usage, à condition qu’il soit reconnaissant, ce n’est déjà plus tout à fait donner. Un don assorti de conditions n’est pas pur don, il relève plutôt de l’échange, du « donnant-donnant », expression qui justement est paradoxalement la négation du don qui  par définition est gratuit.
Cette logique du don enseigné par Jésus trouvera une forme supérieure avec le par-don,  perfection du don, un don par(-dessus le) don, flux de don qui ne s’arrête jamais, qui submerge tous les obstacles. Là Jésus nous enjoint d’avancer sur une voie qui surpasse la nature de l’homme (sur-naturelle), qui sort du champ du possible (impossible). Un passage du prophète Osée  laisse à penser que le pardon est une prérogative divine inaccessible à l’homme.

«  Comment te traiterai-je, Ephraïm, te livrerai-je, Israël ?
Mon cœur est bouleversé en moi, en même temps ma pitié s’est émue.
Je ne donnerai pas cours à l’ardeur de ma colère, je ne reviendrai pas détruire Ephraïm;
car je suis Dieu et non pas homme, au milieu de toi, je suis saint »  (Os 11,8)

Alors comment Jésus peut-il nous demander ce qui est impossible à l’homme ?

Comment peut-on donner sans cesse, pardonner toujours, sans se vider, sans s’anéantir soi-même ?

Qu’est-ce qu’on entend exactement par pardon ?

On touche là le cœur de la révélation biblique et de la tragédie humaine.
Dans ce chapitre 5 de Matthieu, Jésus nous plonge dans une perspective infinie qui nous laisse perplexe mais il ne répond pas directement à ces questions, sinon par une promesse de Vie.
Plus tard Jésus ne donnera pas non plus de réponses théoriques mais il posera des actes concrets, en particulier dans son affrontement avec les autorités religieuses, qui ouvriront pour nous le chemin, le passage de la mort à la vie. Sur ce chemin dont nous parlerons tout au long des évangiles et des textes bibliques postérieurs à Jésus, une autre déclinaison du don apparaîtra qui est l’abandon. L’étymologie de ce mot donné par « Le Robert » viendrait d’une expression en vieux français «  mettre à bandon », c’est-à-dire céder le pouvoir, donner le pouvoir à quelqu’un d’autre. On retrouve là la réaction de Jésus lors de la tentation qui refuse de garder le pouvoir pour lui-même, pour son moi. Il y a l’idée de recevoir le don de l’autre. On ne peut donner sans arrêt sans s’ouvrir, se dilater pour accueillir le don de l’Autre. Sans cette disposition d’abandon à l’autre, le don permanent peut n’être qu’une forme subtile et puissante du renforcement de l’ego.
On aura l’occasion d’y revenir plus tard car les enjeux sont considérables, il y a derrière cette idée d’abandon toute une spiritualité qui se développera dans le christianisme après la mort du Christ avec des mots comme l’abnégation, le désintéressement, le renoncement dont la Croix sera le symbole. Mots incontournables mais qui parfois déconnectés de la trame biblique donneront lieu à des dérives spirituelles dangereuses. Mots que l’on peut rapprocher de termes plus modernes et plus psychologiques comme le lâcher-prise, le décentrement du moi.
Pour le moment Jésus revient plus concrètement sur la Torah et sur les piliers des pratiques religieuses courantes que sont le jeûne, la prière et l’aumône.

La vérité dans les pratiques religieuses (Mt 6)

Jésus dénonce les pratiques religieuses quand elles sont motivées par le désir de se valoriser. Pratiquées par souci des apparences, elles perdent toute leur valeur et ne sont plus qu’hypocrisies. La vrai pratique, que ce soit dans l’aumône, la prière ou le jeûne est discrète et passe pratiquement inaperçue aux yeux des hommes. Pour la prière, inutile de faire de grandes phrases ou de répéter sans arrêt « Seigneur, Seigneur », de s’afficher en public pour attirer l’admiration, mais il incite plutôt à se confiner.
« Pour toi, quand tu veux prier, entre dans ta chambre la plus retirée, verrouille ta porte et adresse ta prière à ton Père qui est là dans le secret. » (Mt 6, 6)

Le « Notre Père »

La prière qu’il propose à ses disciples  dans le retrait et la solitude, n’est pas pour autant la prière d’un solitaire coupé du monde.
« Vous donc, priez ainsi: Notre Père qui es aux cieux, fais connaître à tous qui tu es, fais venir ton Règne, fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel. Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin, pardonne-nous nos torts envers toi, comme nous-mêmes nous avons pardonné à ceux qui avaient des torts envers nous, et ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du Tentateur» (Mt 6, 9-14).(Traduction de la TOB)

Notre Père qui es aux cieux

Ce n’est pas un « moi » qui s’adresse à Dieu pour obtenir son petit salut personnel, mais un « nous ». Par ce « nous », le priant s’associe à tous les hommes. Par cette référence à un père commun, il devient  le frère de tous, solidaire de toute l’humanité. Avec ce « Notre père » et   cette référence « aux cieux » il se situe d’emblée dans l’universel qui rassemble et  unit.

Fais connaître à tous qui tu es  (autre traduction : Que ton nom soit sanctifié)
Fais connaître « ce Nom » indicible (sanctifié), ce Nom qui ne doit pas être instrumentalisé, que l’on ne doit pas s’approprier dans le confort de certitudes religieuses. Cette connaissance demandée n’est pas l’acquisition d’un savoir consigné dans un dogme mais l’attente d’une nouvelle naissance intérieure.

Fais venir ton Règne

Le terme de « Règne » regroupe les deux notions de territoire et de royauté, objets de la promesse et de ce désir multiséculaire. Jésus l’appelle « royaume des Cieux », pour faire entendre que le désir déborde de toute satisfaction territoriale, sociale ou politique. Ce règne est celui entrevu avec lyrisme par les prophètes annonçant l’avènement d’une ère nouvelle.
 «  Je conclurai avec mon troupeau une alliance de paix, je supprimerai du pays les bêtes féroces, il habitera en sécurité dans le désert et sommeillera dans les fourrés. De ce pays et des alentours de ma colline je ferai une bénédiction. Je ferai tomber en son temps la pluie qui sera une pluie de bénédiction. L’arbre des champs donnera son fruit et la terre ses récoltes ; mon peuple sera en sécurité sur son territoire ; alors ils connaîtront que je suis Yhwh quand j’aurai brisé les barres de leur joug et que je les aurai délivrés de la main de ceux qui les asservissaient… Il n’y aura plus dans le pays des gens emportés par la faim ; les nations ne leur feront plus porter de déshonneur. Alors ils connaîtront que je suis YHWH, leur Dieu, qui suis avec eux, et qu’ils sont mon peuple, la maison d’Israël » (Ez 34,24).

Fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel

Le terme de « volonté », à la lumière de ce que l’on vient de voir, n’a pas la connotation d’imposition par la force d’un vouloir. Il exprime le désir de réalisation d’un projet, celui initial de la création du monde. Par cette prière nous nous impliquons dans ce projet, nous en devenons les coréalisateurs.

 

L’injonction du « Fais », traduction de notre désir, adressée trois fois à Dieu est surprenante, dire à Dieu ce qu’il doit faire, comment il doit s’affirmer !!! Loin d’une soumission passive à Dieu, elle traduit un désir de réalisation de son projet qui concerne l’humanité entière, ce désir est irréductible à la recherche d’une satisfaction personnelle, d’une solution à nos problèmes, car comme l’écrit Lévinas, «  la responsabilité pour autrui ne relève pas du désirable pour le moi, elle oblige à l’Infini ».
Cette première partie du « Notre Père » tournée vers l’infini est à l’opposé  du « désir de Dieu » analysé par Freud. Pour lui l’homme projette ses désirs vers un dieu imaginaire tout-puissant dont il demande un retour, une contrepartie à sa soumission. Il y voit l’expression d’un besoin de consolation, le comblement d’un manque où Dieu est l’objet fantasmé du désir de l’homme. Ainsi le « désir de Dieu » selon Freud aliène l’homme dans la conquête illusoire de satisfactions.   Ici c’est le mouvement inverse, il est demandé à Dieu, de manifester, de partager, de réaliser ses désirs à lui, avec « nous ». Le mouvement part de Dieu qui appelle l’homme à partager son projet.

Le titre d’un livre de Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, illustre bien ce renversement du mouvement du désir qui s’oppose à l’idée de Dieu déclinée par Freud. C’est Dieu qui vient à l’homme et non l’inverse.
L’évangéliste Jean le dit autrement : « Voici ce qu’est l’amour: ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, c’est lui qui nous a aimés » (1Jn 4,10).
La doctrine de l’incarnation enseigne que ce désir venu de l’infini se joue sur terre, parmi les hommes, nulle part ailleurs : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1Jn 4,20).

Dans l’acception de Lévinas, l’homme sort du « moi » pour entrer en relation. Il est choisi, « élu » par Dieu pour collaborer à la réalisation d’un projet commun sur l’humanité. Cette élection élève le sujet, le révèle à lui-même, le libère du souci de s’affirmer. Ce passage de l’aliénation à l’élection, de la soumission à la responsabilité se traduit dans la Bible par l’occurrence de l’expression « Me voici », qui est la réponse de tous les prophètes à l’appel de Yhwh. L’homme s’affirme face à l’appel de Dieu par un « vois-moi ». Un sujet se pose face à Dieu et prend ses responsabilités. Cette responsabilité non demandée par l’homme, loin de combler tous ses désirs, crée une blessure, l’affecte, creuse un peu plus le trou de son désir. Cette prière du « Notre Père » active le basculement du désir, sort le sujet de l’enfermement de l’affirmation de son « moi » pour lui ouvrir le chemin de l’universalité.

Un tel renversement nécessite un réel abandon (a-bandon = hors du pouvoir) de la volonté propre et de ses fixations. Cette ouverture du désir à ce qui vient de l’Infini ne peut être par définition le fait de la seule volonté, elle nécessite des ressources tout à fait nouvelles, un don de Dieu. C’est l’objet de la deuxième partie de la prière du « Notre Père » qui se déploie sur trois axes :

Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin

Cette nécessité d’un don de Dieu pour nous permettre d’œuvrer à son projet pour l’humanité, nous l’exprimons très concrètement par une demande de pain. Nous avons vu plus haut, lors de la sortie d’Egypte, toute la richesse symbolique du pain qui est associé à la Parole. Par cette demande nous prenons acte que notre avenir dans la réalisation de ce projet nécessite non seulement la satisfaction de nos besoins biologiques, mais aussi et tout autant l’intelligence de son enseignement.

Pardonne-nous nos torts envers toi

Le don de Dieu trouve son accomplissement dans le par-don, la perfection du donToute l’histoire est faite de nos égarements, des fixations de nos désirs.  Ce nouveau règne ne peut advenir sans l’effacement des conséquences de ces égarements, comme l’a prédit le prophète Jérémie : « Je pardonne leur crime ; leur faute, je n’en parle plus »(Jr 31,31).
Ce pardon n’est pas simplement un acte ponctuel vis-à-vis d’une personne précise, mais un état d’esprit intérieur permanent,  état d’esprit qui ne nie en rien  la nécessité de l’action de la justice. A l’apôtre Pierre qui lui demande combien de fois il lui faut pardonner, jusqu’à sept fois ? Jésus répond « soixante-dix fois sept fois », expression pour désigner un nombre infini (Mt 18,21-35).

Ne nous conduis pas dans la tentation, mais délivre-nous du Tentateur

Ce verset a fait l’objet d’une nouvelle traduction dans la liturgie catholique. On dit maintenant à l’église « ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre nous du Mal ». Le mot grec traduit par tentation peut aussi être traduit par épreuve. Aussi je me permets de vous soumettre cette traduction, un peu familière certes, mais qui me parle bien : « ne nous laisse pas tomber lorsque nous traversons une épreuve ». Dans les difficultés que nous affrontons, nous avons besoin de sa présence pour écarter le « Mal » qui nous tente. L’expression populaire courante d’un individu en colère « Retiens-moi, sinon je vais faire un malheur ! », exprime à sa façon la nécessité d’une présence lors d’une épreuve.

Notre Trésor

Cette relation de confiance absolue avec le Père est notre trésor inaliénable, tout le reste est secondaire. L’argent ?  Méfiez-vous en, c’est un faux trésor. Portez un regard lumineux sur toute chose. Les soucis quotidiens ? Libérez-vous de l’angoisse du lendemain. Un psaume déjà célébrait la libération que procure la confiance.

« Si Yhwh ne bâtit la maison, ses bâtisseurs travaillent pour rien.
Si Yhwh ne garde la ville, la garde veille pour rien.
Rien ne sert de vous lever tôt, de retarder votre repos, de manger un pain pétri de peines !
A son ami qui dort, il donnera tout autant. » (Ps 127)

Jésus avec de belles images sur les oiseaux du ciel et les lis des champs incite à ne pas se laisser pas envahir par les soucis.

« Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain: le lendemain s’inquiétera de lui-même» (Mt 6, 33).
Et il conclut par  cette phrase qui est devenue un adage bien connu « A chaque jour suffit sa peine » (Mt 6, 34).

Les nouveaux commandements qui en découlent (Mt 7)

La Parole de Dieu et la confiance qu’elle inspire est un trésor. Il faut y tenir comme à la prunelle de nos yeux, il ne faut pas la banaliser et prendre certaines précautions dans son usage.
Avant tout, ne pas utiliser cette Parole pour juger les autres, pour se présenter comme censeur, car tout jugement peut se retourner violemment contre celui qui l’émet. «  Ne vous posez pas en juge, afin de n’être pas jugés car c’est de la façon dont vous jugez qu’on vous jugera, et c’est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous » (Mt 7, 1-2).

La paille que vous avez décelée chez l’autre va alors se transformer en poutre qui comme un boomerang va vous revenir en pleine figure. Soyez donc prudent dans l’utilisation de la Parole de Dieu, ne la brandissez pas à tout bout de champ, indistinctement sans faire attention à qui vous avez en face de vous ! Soyez modestes car il y a des esprits qui pourraient la déformer et la retourner contre vous.
« Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles aux porcs, de peur qu’ils ne les piétinent et que, se retournant, ils ne vous déchirent» (Mt 7,6).
La modestie vous gardera de juger les autres, d’imposer cette parole par la force. Plutôt que d’être dans la position du donneur de leçon, soyez dans celle de celui qui demande.
« « Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira.  En effet, quiconque demande reçoit, qui cherche trouve, à qui frappe on ouvrira » (Mt 7,7).

Parole assez paradoxale en première lecture. S’il suffisait pour obtenir tout ce que l’on veut de le demander à Dieu par la prière, cela se saurait. On sait bien qu’un enfant qui obtient systématiquement tout ce qu’il veut  de la part de ses parents est un « enfant gâté » qui risque d’avoir des problèmes de socialisations. Ce verset avec cette injonction à demander   peut paraitre en contradiction avec ce que nous avons dit plus haut au sujet du Notre Père, prière tournée vers le projet de Dieu  et non vers la satisfaction de nos désirs personnels. Alors que signifie-t-elle ? Faut-il trier les objets de notre demande, écarter ce qui fait envie ?  Ce n’est pas ce que dit Jésus. L’important c’est l’acte de demander plus que l’objet de la demande.
« Si donc vous, qui êtes mauvais, savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui le lui demandent » (Mt 7,11).

Autrement dit, notre père « du ciel » face à l’objet de notre demande saura répondre par  ce qui nous fera réellement vivre. Il saura discerner derrière l’objet de notre demande, les aspirations cachées beaucoup plus larges que nous ignorons peut-être nous-mêmes. Par la fréquence de nos demandes, un lien plus étroit s’établit dans la relation et une dynamique de métamorphose de notre désir s’opère. Faire état de nos désirs, c’est déjà reconnaitre modestement que leurs satisfaction nous échappent, les adresser à Dieu par une prière, c’est accepter de leurs donner une dimension divine. Il faut avoir la simplicité de demander ce dont nous avons besoin ou envie, ici et maintenant, alors seulement l’action divine peut faire passer l’objet du désir par une  métamorphose qui dilate le cœur de l’homme et élargit la demande, « combien plus votre Père qui est aux cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui le lui demandent »

Il faudra reconnaitre le don de Dieu. De la prière viendra la force de sortir des fixations sur l’objet d’un désir limité pour se tourner vers le grand large, vers les autres.
 « Ainsi, tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7,12).

« c’est la Loi et les Prophètes » (Mt 7,12). Il s’agit là d’une maxime populaire qui n’est pas propre à Jésus, elle remonte à la philosophie stoïcienne ; on l’appelle « la règle d’or ». Elle n’est donc pas spécifiquement biblique, mais Jésus intègre dans son enseignement la sagesse antique.

Chemin simple peut-être, mais pas si facile. On marche sur une crête très étroite (Mt 7,13) d’où l’on peut  basculer. Jésus nous prévient : soyez prudent ! Il y a des personnes qui paraissent être près de Dieu, qui parlent en son nom (Mt 7, 15) et qui peuvent vous égarer. Ce n’est qu’après coup que l’on voit le résultat (Mt 7,16).  Il est donc un peu inévitable que l’on ne trouve pas du premier coup la bonne porte (Mt 7,13-14), que l’on prenne une mauvaise piste (origine hébraïque du mot péché). Il ne faut pas s’en offusquer (« ne jugez pas »), simplement il ne faut pas se braquer. Ce n’est pas si facile d’accepter de s’arrêter, de faire marche arrière pour retrouver la bonne piste, il faut faire preuve d’humilité et de réalisme. Pour cela le mieux c’est de s’appuyer directement sur les paroles de Jésus et surtout  les mettre en œuvre pour « être comparé à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc » (Mt 7,24).

A travers cette porte étroite, ne peut passer que celui qui se fait petit. Ceux qui se gonflent de leurs savoirs et de leurs suffisances prennent de la place, il leur faut des portes larges, mais elles ne mènent à rien.

« Combien étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie, et peu nombreux ceux qui le trouvent » (Mt 7,14).

Nécessité du discernement face aux faux-prophètes.

Ne vous laissez pas impressionnés par ceux qui parlent fort et brillamment au nom de Jésus, par ceux qui  prophétisent et même guérissent en son nom. En fait ils s’approprient un pouvoir qu’ils considèrent comme venant de Jésus. Jésus se montre terrible à leur égard.

 “Je ne vous ai jamais connus ; écartez-vous de moi, vous qui commettez l’iniquité !” (Mt 7,23).

Il faut donc se construire en s’appuyant sur des fondations solides. Ces fondations sont toute la révélation, révélation qui s’enfonce dans toute la profondeur, l’épaisseur de  l’histoire biblique dont Jésus est l’aboutissement. On ne peut revendiquer « Jésus, Jésus » indépendamment de toute cette histoire.

Le « Je » de Jésus

Pourtant certains peuvent penser que Jésus relativise la Torah? Ne se positionne-t-il pas par-là au-dessus d’elle ?
En fait dans le judaïsme rabbinique, la Torah n’est pas fermée, elle doit faire l’objet d’études, de réflexions, d’interprétations multiples et variées pour en dégager justement toute la lumière et le sens profond. Par la puissance de sa lecture des textes bibliques, Jésus se comporte comme un Rabbin, il sera d’ailleurs perçu comme tel de son vivant et ultérieurement assez souvent dans le judaïsme rabbinique.
« Or, quand Jésus eut achevé ces instructions, les foules restèrent frappées de son enseignement ; car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,28-29).

Ce qui  pose problème aux autorités religieuses de l’époque, ce qui surprend les foules, c’est l’autorité avec laquelle il s’exprime, l’audace avec laquelle il utilise le « Je ». Il parle en son nom. Ce faisant, il s’expose, alors que les scribes et les Pharisiens se retranchent derrière « la parole de Dieu » entre guillemets. Ils se couvrent par une observance rigoureuse et formelle des règles « sacrées » de la Torah. Pour eux, Jésus critique ce qui pour eux relève du « sacré », c’est-à-dire de l’intouchable. Pourtant  les prophètes avant lui avaient dénoncé  le côté magique et superstitieux des pratiques sacrificielles et l’hypocrisie d’une observance qui ne part pas du cœur de l’homme. Ici, en parlant systématiquement en son propre nom, Jésus manifeste énergiquement par l’utilisation de ce « Je » le sens profond de la Torah : éduquer l’homme, révéler ce qui constitue l’humain ; cette dimension anthropologique induit le développement de la conscience individuelle, de sa responsabilité dans la relation aux autres. Jésus va clairement rendre les observances relatives à la relation. Le terme de relatif n’est pas à prendre ici dans un sens péjoratif ce n’est pas du relativisme tant craint par les autorités religieuses, au contraire il inclût le mot même de relation. Jésus ne dénonce pas les observances cultuelles en tant que telles, simplement il les subordonne à la relation aux autres. Les observances cultuelles nécessaires comme outil pédagogique ne doivent pas servir de paravent pour se protéger de cette relation à l’autre, au contraire elles doivent l’accomplir, c’est-à-dire la  remplir de sens.
Penser que Jésus parle ainsi aussi fermement, simplement parce qu’il est le Messie et que lui seul peut se le permettre serait une erreur. Il y a dans sa façon même de parler un enseignement. A notre tour nous devons faire preuve d’audace. Il ne faut pas sans arrêt dire « Jésus a dit…Jésus a dit… ». Car entre ce que Jésus a dit et ce que chacun comprend il y a un grand espace. Cet espace Jésus prendra soin de l’entretenir en utilisant souvent un genre littéraire spécifique : la parabole. Genre qui nécessite une interprétation de la part de l’auditeur. Interprétation dont Jésus lui-même ne donnera pas toujours les clés pour la plus grande perplexité de ses auditeurs, il conclura même parfois en disant « comprenne qui pourra » ! Cet espace nous devons le mettre à profit pour prendre humblement notre place pour affirmer notre « Je » ; ce que moi, avec mon histoire, ma vie, « Je » peux comprendre de son enseignement et que « Je » partage avec d’autres, personne ne pourra le faire à ma place.

L’humilité doit se marier avec l’audace de parler en son nom propre.

Edition du 16/06/2022

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