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le Lévitique

Origine et objectif du Livre

Ce livre est probablement le livre le plus rébarbatif de la Bible. Il existe un vieux proverbe pour enfants récalcitrants : «si tu continues, on te lira le Lévitique » qui donne la mesure de l’ennui dans lequel une telle lecture risque de nous plonger !
Ce livre se présente sous la forme d’un manuel, donné par Moïse au peuple d’Israël depuis la tente de la rencontre, où sont consignées toutes les règles chargées de réguler la vie sexuelle, sociale et même financière du peuple hébreu ainsi que toutes les modalités de déroulement du culte. Ces textes cultuels et législatifs destinés essentiellement aux prêtres, recoupent donc partiellement le livre de l’Exode.

Son origine est cependant très spécifique. Une analyse approfondie du texte a permis aux experts de situer assez précisément l’époque de son écriture, autour du Ve avant notre ère. Le contexte historique est le suivant : En l’an 537 av. J.C. le peuple après avoir été exilé à Babylone (587) est de retour à Jérusalem, du moins une petite partie. Cet exil avec la disparition du temple s’est accompagné d’un effondrement des pratiques sociales et religieuses du peuple hébreu. La rédaction du livre relèverait d’une prise de conscience de la nécessité d’un « retour aux sources » pour redonner vie à ce peuple désemparé, dispersé. Les prêtres d’Israël, descendants de la tribu de LEVI (Levi veut dire « accompagner »), chargés du culte et médiateurs entre Yhwh et le peuple, y tiennent la place centrale. Ce sont eux qui, pour  raffermir, sécuriser et réunifier le peuple, vont promouvoir une codification très formelle de tous les aspects de la vie quotidienne. Pour leur donner plus de poids, l’auteur met ces instructions dans la bouche de Moïse.

Portée du livre

Ces « us et coutumes » avec cette  réglementation minutieuse n’ont pas la même portée universelle que les « dix paroles » que nous avons étudiées dans le livre de l’Exode. Ils portent très largement la marque d’une époque et d’une civilisation donnée.
En effet la révélation biblique chemine et porte l’empreinte des civilisations qu’elle traverse. Elle ne s’impose pas en dehors de tout contexte, au contraire elle s’inscrit ici concrètement dans un moment donné de l’histoire humaine par le canal de concepts et de pratiques propres à une culture. C’est en intégrant cette dimension institutionnelle, représentative d’une époque, qu’il faut lire ce livre qui comporte des règles, dont certaines nous paraissent de nos jours très archaïques.
Ces archaïsmes expliquent sans doute pourquoi ce livre (à une exception notable que nous verrons au 4ème chapitre) n’est que très peu cité dans la suite de l’histoire biblique. Nous verrons en effet qu’à côté de ces aspects institutionnels, traditionalistes, conservateurs par nature, et cependant indispensables à tout type de société, la société hébraïque va voir émerger en son sein un contre-pouvoir original, la parole des prophètes. En dénonçant la menace de sclérose de ces pratiques sociales et cultuelles ainsi que l’hypocrisie des pouvoirs établis, les prophètes s’appliqueront à faire évoluer et à régénérer ces pratiques. Cette parole des prophètes tiendra une plus grande place dans la Bible.

Mais alors si ce texte est si archaïque, quel est l’intérêt de s’y arrêter ?

Intérêt du livre

Il serait dommage d’occulter ce texte du fait de son côté caduque et fastidieux pour plusieurs raisons :
1. D’une part ces règles ne sont pas toutes, si caduques que cela, par exemple celles relatives aux relations employé-employeur, aux modalités des échanges financiers, au statut des émigrés, gardent une grande pertinence. L’esprit qui sous-tend ces règles pourrait même dans notre langage moderne être qualifié de « progressiste » et leur application à nos sociétés les feraient progresser en humanité :
« Quand un émigré viendra s’installer chez toi, dans votre pays, vous ne l’exploiterez pas ;  cet émigré installé chez vous, vous le traiterez comme l’un de vous ; tu l’aimeras comme toi-même ; car vous-mêmes avez été des émigrés dans le pays d’Egypte. C’est moi, YHWH, votre Dieu » (Lv 19,33)
Ou ce commandement de ne pas prélever d’intérêts lors d’un prêt aux démunis : « Si ton frère a des dettes et s’avère défaillant à ton égard, tu le soutiendras, qu’il soit un émigré ou un hôte, afin qu’il puisse survivre à tes côtés. Ne retire de lui ni intérêt ni profit » (Lv 25, 35)).

Ainsi que le verset le plus connu de ce livre :
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi, YHWH» (Lv 19,18)

2. Par ailleurs cette formalisation aussi détaillée de la vie en société (613 règles ou mitzvot) contient une mine d’informations pour les ethnologues, les chercheurs et les spécialistes de l’histoire des religions. En remontant à la genèse de cette société, elle nous permet de mieux appréhender les mécanismes de structuration de tout type de société et dans ce cadre, de comprendre le sens et l’importance de certaines pratiques religieuses auxquels nous sommes aujourd’hui presque totalement étrangers.

La survivance à notre époque et dans différents points du globe, de ces règles ou de ces pratiques, en particulier au sein de mouvements fondamentalistes, doit nous inciter à nous pencher sur leur signification originelle profonde puisqu’elles furent, historiquement, les bases sociales et religieuses de toutes les sociétés primitives.
Cet effort de compréhension de ce processus historique est d’autant plus nécessaire que cette méconnaissance du sens de ces pratiques religieuses ancestrales nous laisse largement démunis face aux dérives religieuses identitaires, dangereuses et violentes, de notre époque.
Comment expliquer par exemple, que notre civilisation largement laïque et séculière, issue justement et paradoxalement du judéo-christianisme soit ainsi, aussi brutalement, défiée de l’intérieur et de l’extérieur, par ce retour brutal du religieux archaïque? Se contenter de le juger comme périmé et de le rejeter comme tel ne fait pas franchement avancer le problème.

Ces textes, à l’origine de la religion juive, riches de fondamentaux anthropologiques, ont constitué à une époque donnée, un cadre indispensable au développement de la société et il a offert à ce peuple désemparé un rempart efficace contre l’angoisse de la disparition. Ils possèdent encore aujourd’hui un fort pouvoir d’attraction sur des populations en quête d’un formalisme rassurant.

  1. Après avoir intégré ces aspects anthropologiques, il sera intéressant de relever dans ce livre les germes qui vont opérer tout au long de l’histoire biblique, en particulier sous l’action des prophètes, des mutations profondes du sacré et du religieux, mutations seules capables de sortir l’humanité des déterminismes et de la violence méconnue du sacré archaïque. Ces mutations du sacré s’opéreront au sein de cette matrice institutionnelle définie dans ce livre, par une métamorphose des composantes de ce sacré, par leur spiritualisation. C’est ainsi que les notions de  sacrifice, d’impureté, de tabous, vont s’enrichir avec l’idée de la loi et du péché qui ouvrent à l’homme un champ de liberté et de responsabilité et lui donnent ainsi la possibilité d’échapper à la fatalité et au destin voulus par les dieux. D’une portée initiale essentiellement physique, matérielle et très formelle, ces composantes du sacré toucheront progressivement des réalités plus intérieures et spirituelles.

Occulter le contexte historique, faire une lecture purement littérale de certains passages, donner à certaines de ces règles une valeur éternelle et absolue, comme le font certaines sectes ou certains fondamentalistes, c’est ne pas tenir compte des évolutions opérées par d’autres textes bibliques et c’est risquer, souvent pour des raisons idéologiques, d’instrumentaliser la Bible et de commettre ainsi la faute très grave dénoncée dans la troisième parole de la rencontre au Sinaï que nous avons analysée plus haut « tu ne prononceras pas le nom de Yhwh à tort » (Ex 20).
Ces mutations trouveront leur accomplissement dans l’enseignement de Jésus dont il dira lui-même qu’il n’est pas « venu pour abolir, mais pour accomplir la Loi » (Mt 5,17). Jésus se heurtera d’ailleurs aux puissantes résistances des pouvoirs institutionnels de son époque, attachés à la littéralité de ces textes, et finalement il sera accusé puis condamné à mort par des religieux réfractaires aux mutations inférées par son enseignement.

A l’occasion de la lecture de ce livre, je vous propose donc d’approfondir, sous l’angle anthropologique, cette idée du sacré, commune à toutes les sociétés primitives, avec l’étude des origines des pratiques sacrificielles et de cette notion d’impureté qui constituent la trame de la première partie de ce livre, avant de mettre en évidence les germes de ces mutations qui se dessinent surtout dans la dernière partie du livre avec l’amorce du passage « du sacré à  la sainteté », selon le titre d’un ouvrage d’ Emmanuel Lévinas qui développe cette transmutation.

Les Sacrifices

Les sept premiers chapitres du Lévitique sont des consignes extrêmement détaillées, à l’attention des prêtres, concernant le déroulement de différents types de sacrifice.
Dans le livre de la Genèse, il a déjà été fait mention à plusieurs reprises de cette pratique du sacrifice (les sacrifices de Caïn et Abel, d’Abraham…). Cette pratique est donc antérieure à la révélation de la Loi de YHVH donnée par Moïse et nous avions déjà remarqué qu’elle était même bien antérieure à l’époque biblique. Les ethnologues ont trouvé des traces de ce type de pratique dans toutes les sociétés primitives, elles ne sont donc pas spécifiques au peuple hébreu. Le livre du Lévitique n’invente pas ces pratiques, mais il va les codifier jusque dans les plus petits détails.

Analyse anthropologique du Sacrifice

Ces premiers chapitres du Lévitique sont particulièrement éloquents. Ils mentionnent différents types de sacrifice, mais tous commencent par cette mention : « on impose la main sur la tête de la victime, … on égorge (cet animal) devant Yhwh »
Et se termine par :« C’est un parfum apaisant pour Yhwh ».
Avouons que c’est tout de même assez troublant de penser que l’on imagine que la colère d’un dieu puisse être calmée en égorgeant un animal.

La question qui se pose à l’anthropologue est la suivante : d’où vient cette pratique universelle des sacrifices ? Comment peut-on expliquer qu’un acte violent (tuer un animal) ait pu être perçu dans toutes les sociétés primitives comme indispensable pour plaire aux dieux ?

Le grand ethnologue du XXe siècle, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) nous a donné de puissants éclairages sur la genèse des  récits mythiques à partir d’une analyse structuraliste des sociétés primitives, mais il n’a abordé cette question des sacrifices que par le biais des récits mythiques dont ils ne seraient d’après lui qu’un épiphénomène. C’est l’anthropologue René Girard (1923-2015) (http://www.rene-girard.fr/) qui quelques années après, en abordant directement cette question spécifique du sacrifice va faire faire un bond considérable à l’anthropologie. Pour situer l’importance de sa découverte, l’essayiste J.C. Guillebaud a écrit à son sujet  «Girard est aujourd’hui académicien mais son œuvre est une bombe à retardement. Cette bombe explosera un jour. Il faut s’y préparer.»
Pour appréhender sa théorie sur les sacrifices, je vous propose de faire un détour pour  remonter le fil de sa découverte.

Le caractère mimétique du désir humain

René Girard n’était pas au départ un anthropologue mais un professeur de littérature qui enseignait aux Etats-Unis ; il est venu à l’ethnologie presque par infraction, en partant de l’analyse du désir dans la littérature. Dans son premier livre « Mensonge romantique et vérité romanesque » (1961),  il a mis en évidence, en partant de l’analyse des passions dans les plus grandes œuvres de la littérature mondiale, le caractère mimétique du désir chez l’homme. Chez les humains le désir ne se cantonne pas comme l’instinct animal à la satisfaction des besoins nécessaires à la survie de l’espèce. Il vient s’ajouter et en grande partie se substituer à l’instinct animal.
Alors que dans le mécanisme de l’instinct seuls deux pôles, l’individu désirant et l’objet désiré entrent en jeu, dans le mécanisme du désir humain un tiers vient s’intercaler entre ces deux pôles. Chez l’humain, l’objet du désir tire son importance du fait qu’il est désiré par un autre. Ce désir est « mimétique » en ce sens qu’il se transmet d’un individu à l’autre. Le désir, à la différence des besoins dont l’instinct détermine les objets, n’a pas d’objet prédéterminé. Cette indétermination initiale du désir et donc son ouverture potentielle à une infinité d’objets caractérise l’humain.

Nous observons chez le petit enfant, au-delà de  l’instinct qui lui permet de satisfaire ses besoins immédiats, comment très tôt le désir s’éveille par l’intermédiaire d’un tiers. Au-delà des cas détaillés par René Girard dans cet ouvrage, les exemples pour illustrer ce phénomène sont illimités: une manifestation forte d’un enfant pour un objet donné va immédiatement éveiller le désir de son copain. Ce mimétisme touche tous les champs d’activités de l’homme y compris ceux que l’on pense dominés par l’exercice de la raison. Regardez  les traders, ces « grosses têtes » supposés obéir, sans état d’âme, à la rationalité supposée des marchés, dont le comportement mimétique, exponentiellement amplifié par la technologie numérique, fait courir, à partir d’une simple rumeur ou d’un choix spécifique d’une personne réputée, d’énormes risques à la société toute entière.
Ce caractère mimétique du désir est à l’origine de la notion de « modèle ». A regarder les photos murales d’une chambre d’adolescent(e), on peut constater combien cette notion est prégnante dans le développement du psychisme. C’est très apparent bien sûr dans les phénomènes de mode avec par exemple les bien-nommés «topmodel», mais on peut faire le même constat dans tous les milieux culturels. Dans les milieux intellectuels, artistiques, médiatiques ou politiques, où chacun tient bien sûr à défendre vigoureusement son indépendance d’esprit, le mimétisme affleure clairement, même s’il ne prend pas toujours une forme assez primaire comme ces épigones politiques qui en viennent à imiter la façon de marcher ou de s’habiller de leur chef !
René Girard dénonce, dans son premier ouvrage, l’illusion « romantique » d’une croyance en l’autonomie du désir chez l’individu désirant. Cette autonomie, si chère aux romantiques, est en fait parfaitement illusoire. Car ce qui est visé n’est pas tant l’objet avoué du désir que le désir inavoué de l’autre et de son désir.

Cette présence d’un tiers qui devient un modèle, est très positive et même indispensable dans le développement de l’individu. Le mimétisme de l’enfant par rapport à ses parents permet un développement extrêmement rapide et efficace de son cerveau. Les découvertes récentes en neurosciences des « neurones miroirs » confortent cette théorie. Elles expliquent par exemple la rapidité incroyable de l’apprentissage des langues chez les moins de 4 ans (10 fois supérieures à celles d’un adulte). Plus tard on connait l’importance qu’attachent spontanément les parents à la fréquentation de leurs enfants. Sans ce désir mimétique, pas de « maître », pas d’éducation possible. Tout groupe a besoin d’un ‘leader’.
L’exemple et l’émulation entre individus sont des composantes indispensables de toute pédagogie. A contrario, on sait aussi qu’un enfant autiste est un enfant dépourvu du désir mimétique qui seul permet l’entrée en relation.
Mais cette composante mimétique du désir, si indispensable au développement de l’homme, est aussi une grande menace pour lui et la source de graves difficultés  pour la vie en société.

Désir mimétique, genèse de la violence

Ce mécanisme psychique du désir mimétique, avec sa structure «modèle-disciple», tend naturellement à fusionner les deux parties entre eux. Apparait alors des crises dans la relation avec des alternances de manifestations d’amour et de haine. Dans la construction du psychisme de l’individu, la prégnance d’un tiers, d’un modèle va devenir avec le temps et au fur et à mesure que ce tiers se fait plus proche, quasiment insupportable. Car la relation avec le modèle, glisse progressivement vers une rivalité entre deux ‘mêmes’. En effet l’individu (ou le groupe d’individus) dans son désir d’un objet provoqué par l’autre va percevoir ce ‘même-autre’ comme un obstacle à la conquête de cet objet. La conquête des mêmes objets désirés par ces deux mêmes va provoquer un combat, mais contrairement à l’animal où ce combat se termine par une relation «dominant-dominé», stable et structurant le groupe, ce combat chez l’homme ne va pas s’arrêter avec l’appropriation de l’objet par l’un des deux, ni même par la disparition de ces objets. La violence va se déconnecter des objets convoités pour se focaliser dans un antagonisme entre personnes. Le modèle devient un rival, l’émulation se transforme en concurrence, et la concurrence en violence.

Crise mimétique au sein d’un groupe.

Ce combat d’un individu contre un autre, sans aucun de ces freins que la culture imposera plus tard, va, du fait même de son caractère mimétique, se propager comme une traînée de poudre au sein du groupe et conduire à un combat généralisé; les membres du groupe sombrent dans une indifférenciation contagieuse, et le groupe tombe dans le chaos. Alors que dans le monde animal la violence cesse dès que l’objet du besoin (alimentaire ou sexuel) est acquis, chez les humains la violence s’alimente elle-même indépendamment de l’objet, elle  perd de vue l’objet initial du combat. C’est la guerre de « tous contre tous ». On peut supposer que les premiers groupes humains, en l’absence de tout ordre social, n’ont pu subsister suite à ces emballements généralisés de la violence. Cette hypothèse de R. Girard, évidemment indémontrable directement puisque par définition elle n’a laissée aucune trace, est confortée par l’observation dans nos sociétés dites civilisées de l’emballement irrationnel de la violence qui emporte une foule à partir d’une rivalité souvent mineure. Dans une telle crise chaque individu perd toute identité spécifique, il s’enfonce dans une masse indifférenciée, la foule, et n’a plus aucun moyen d’arrêter la machine devenue folle.
Alors la question qui se pose est de savoir comment cette crise a pu se résoudre, comment la paix a-t-elle pu revenir? Comment finalement l’homme a-t-il pu survivre à ce paroxysme de la violence? Pour R. Girard, cette énigme ne fait qu’un avec le problème de l’apparition du sacré.

La découverte du sacrifice comme parade à la violence

Dans son second ouvrage « la violence et le sacré » (1972), René Girard  est parti du constat tout à fait remarquable que les pratiques sacrificielles sont présentes dans toutes les communautés primitives sans aucune exception. Elles prennent des formes trop diversifiées dans l’espace et dans le temps pour que l’on puisse les expliquer par une transmission entre ces communautés. Il émet alors l’hypothèse que les premières communautés humaines ont spontanément transformé cette violence du « tous contre tous », mortelle pour le groupe, en une violence de type « tous contre un » où la violence en se focalisant sur un seul individu va se calmer par la disparition de cet individu et permettre ainsi au groupe de subsister au moins provisoirement.
Comment ces groupes humains sont-ils passés du « tous contre tous » mortel à ce « tous contre un » salvateur? On peut certes évoquer le hasard, comme Darwin dans son évolution des espèces, cependant on peut trouver une explication au cœur même de cet emballement mimétique par l’émergence d’une différence irréductible au sein d’un groupe indifférencié par le mimétisme. C’est la différence manifeste d’un individu du groupe qui va être perçue comme insupportable par un autre individu et qui par mimétisme va devenir insupportable au groupe tout entier. Cet individu unique qui enfreint la nécessité inconsciente d’être un ‘même’ sera alors considéré comme l’unique fauteur de troubles, il va ainsi polariser toute la violence du groupe. Le « un », objet unique de la violence de tous va être tué, « sacrifié ».

Ce mécanisme simple dont il est facile d’observer la pérennité à toutes les époques et chez tous les groupes humains porte un nom, c’est  la quête d’un « bouc émissaire », nom emprunté justement à ce livre du Lévitique (Lv 16), dans un contexte un peu différent, déjà plus évolué, que nous détaillerons plus loin.
L’élimination du « mouton noir », du « vilain petit canard », ce report collectif de la violence sur un « un » qui est rejeté par le groupe va permettre à celui-ci de reconstruire son unité et de retrouver un certain temps la paix. Mais cette paix ne peut être que factice et provisoire car la racine de cette violence, le désir mimétique, est toujours là, actif, prêt à se réveiller pour le moindre prétexte. Pour endiguer tout nouveau déferlement de violence, le groupe va alors reproduire ce mécanisme du bouc émissaire. De crise en crise et avec le temps, le meurtre initial se ritualise.
En se ritualisant un glissement étonnant  se produit sur le statut de la victime. Initialement considérée comme coupable par tous les membres du groupe, elle sera progressivement perçue comme un être bénéfique, car c’est elle qui a fait revenir la paix en son sein, paix qui est vécue comme miraculeuse, inaccessible naturellement à l’homme. C’est ainsi que la victime sera divinisée.
En parallèle, méconnaissant sa propre violence, le groupe démuni devant les phénomènes de violence qui reviennent cycliquement projettera cette violence sur des êtres surnaturels, les dieux. Il fait alors le constat que la violence des dieux est réveillée dans des circonstances précises de la vie des humains en particulier par tout ce qui a trait à la vie sexuelle et familiale des individus (c’est dans ce champ effectivement que la rivalité est la plus dangereuse).
De là naît le besoin de parer la colère (supposée) des dieux par l’instauration :
– d’une part d’interdits considérés comme des ordres divins, des tabous qui ont le plus fréquemment des connotations sexuelles, le plus connu et le plus général étant l’interdit de l’inceste.
– Et d’autre part d’un rituel calqué sur le meurtre originel censé rétablir la paix et l’unité du groupe, le sacrifice. Dans les sociétés primitives les plus archaïques, la victime est un être humain dont la caractéristique est justement sa différence avec les autres membres du groupe, (tout type d’anomalie fera l’affaire) ainsi que son incapacité à provoquer un phénomène mimétique, à devenir un modèle, d’enclencher un retour de la violence. Mais à mesure que l’on s’éloigne dans le temps du meurtre initial et que l’accent est mis sur le besoin de satisfaire les dieux, une victime animale pourra se substituer à une victime humaine.

Ainsi R.G., et c’est là qu’il diverge avec C.LS, trouve l’explication du phénomène du sacrifice (sacrifice vient du latin sacer = sacré, fecit = fait), qui associe le sacré à des évènements réels à l’origine de l’histoire des premiers groupes humains. Là où CLS voit la conséquence d’un récit mythique, RG voit à l’inverse un acte réel historique qui lui-même sera à l’origine d’un récit. Pour lui, c’est l’évènement qui est premier et le récit second.
Le sacrifice, le meurtre d’une victime, va donc avoir pour fonction initiale de conjurer la violence prêtée aux dieux. Telle serait donc la genèse du sacré chez tous les groupes humains.

L’apparition du sacré, avec toute son ambiguïté liée au fait que son efficacité repose sur  la méconnaissance des origines réelles de la violence, apparait donc comme un élément fondamental et une condition sine qua non pour la survie de l’espèce humaine. Dans un livre suivant « Les origines de la culture » (2004), René Girard démontre que la notion de sacré non seulement est un rempart contre l’emballement de la violence, mais qu’elle est le fondement de toutes les cultures.
Ce glissement de la violence, en tant que mécanisme régulateur joue dans le cadre de l’évolution des groupes humains le même rôle sélectif que Darwin a démontré dans le cadre de l’évolution des espèces. (Ce qui a valu à R. Girard d’être  nommé  le « Darwin de la culture »).
Avant d’aller plus loin dans la thèse de R.G., revenons au livre du Lévitique et en particulier sur la place importante qu’y tient le sacrifice. La question qui se pose est alors la suivante : y a-t- il une spécificité du sacré biblique ?

Les convergences entre le sacré biblique et le sacré archaïque.

Dans les rites

A la lecture de certains passages du livre du Lévitique, on ne peut qu’être frappé de sa convergence avec ce fond commun de l’humanité décrit par René Girard.
De nombreux détails donnés dans ce livre, sur les modalités de l’exercice des sacrifices, viennent même étonnamment conforter sa thèse : la peur d’attirer la colère de Yhwh (Lv 10,6), la dimension pacificatrice du sacrifice est mentionnée maintes fois par l’occurrence de l’expression du « parfum apaisant » des victimes ( pas moins de 15 fois : Lv 1,9;1,13 ;1,16 ; 2,2 ;2,4 ;2,11 etc…), mention si surprenante pour nous car on a du mal à faire le lien entre ce parfum qui attire la paix et l’acte d’égorger !!!   Les sanctions envers les contrevenants aux règles, la mise à mort ou l’exclusion du peuple, illustrent parfaitement ce « tous contre un ».

Dans ce livre on voit très explicitement s’afficher les deux fonctions fondamentales du sacrifice que l’on retrouve peu ou prou dans toutes les civilisations primitives:

  • Le sacrifice offrande (pour détourner la violence des dieux).
  • Le sacrifice signe de paix et de communion (la violence des dieux ayant été conjurée)

Le sens de ces rites sacrificiels décrits dans ce livre avec un luxe incomparable de détails, si obscurs et si choquants pour nous, s’éclaire nettement si l’on intègre ce mécanisme de transfert de la violence et sa finalité de retour à la paix du groupe.

Dans les interdits : impureté et tabou

L’autre élément qui vient conforter ce parallélisme entre le sacré biblique et le sacré des autres sociétés primitives, est le rapprochement assez clair que l’on peut faire entre la notion de « tabou » que les historiens des religions ont rencontrée dans toutes les sociétés primitives et la notion d’impureté développée longuement dans ce livre.
L’impureté dans ce livre est un état de l’individu qui le rend inapte à toute pratique sacrée,  elle est provoquée par :

  • la consommation de certains types d’animaux ou le simple contact avec leur cadavre.
  • l’accouchement ou l’indisposition de la femme (les écoulements de sang sont anxiogènes),
  • les maladies de peau (particulièrement repoussantes)
  • les écoulements des organes sexuels (tout ce qui touche aux mystères de la naissance est perçu comme inquiétant, potentiellement déstabilisant).

Il faut bien voir que dans ce sens premier, l’impureté n’est pas du tout un péché, c’est un état physique le plus souvent involontaire. Simplement cet état d’impureté qui se transmet d’un individu à l’autre par simple contact et rend l’homme impropre à l’exercice du culte, nécessite une opération de purification. Cette purification est obtenue non seulement par des lavages mais aussi par des sacrifices. Le sacrifice s’enrichit là d’un nouveau type, après le sacrifice-offrande, le sacrifice pour la paix et la communion, c’est le « sacrifice-purification». On peut percevoir pour conforter la thèse de R.G. que le point commun de ces différents types de sacrifice est l’établissement d’une sorte de cordon sanitaire pour se protéger de la violence (réelle ou imaginaire).

Avec ces textes du Lévitique où le sacré est si méticuleusement développé, le peuple hébreu bénéficiera des effets positifs décrits par R. Girard. Une puissante structuration de la société hébraïque naitra par cette différenciation entre le sacré et le profane, le pur et l’impur, d’où découlent les règles de pratiques alimentaires (les animaux que l’on « peut » manger de ceux qui ne se mangent pas) (Lv 11), sexuelles et sanitaires (Lv 12 à 15). Ce cadre sanitaire, social et pénal aussi structuré, donne à ce peuple une identité précise et aux individus un sentiment très rassurant d’appartenance. Certains pensent même que cet ensemble de règles sanitaires sont à l’origine de l’extraordinaire développement démographique de ce peuple.

Ambivalence de ce sacré archaïque.

Cependant nous avons relevé l’ambivalence du sacré archaïque dont on a vu qu’il était fondé au départ sur une méconnaissance de la violence spécifique de chaque individu du groupe. Le voile sur l’origine de la violence n’est pas explicitement levé dans le Lévitique ; il y faudra toute la longue gestation de l’histoire biblique.
La notion de péché qui apparaît dans ce texte n’est encore qu’un corollaire de la notion d’impureté. Le péché apparaît, non par l’impureté en elle-même, mais par le non-respect des pratiques de purifications codifiées ici. Ce non-respect n’est pas forcément un acte volontaire, l’expression « péché par mégarde » ou involontaire (Lv 4,2) va revenir à sept reprises dans ce livre; mais la violation des interdits, indépendamment même de la volonté de l’individu, ravive automatiquement la colère de Dieu et peut provoquer la mort des contrevenants (Lv 10, 2). Les sanctions prévues sont soit la mort, soit l’exclusion du peuple et l’on retrouve là l’opération de rejet ou de mise à mort d’un « un » pour sauvegarder la paix du groupe.
Pour se protéger de cette colère liée au péché, on va à nouveau faire appel au sacrifice, ce sera cette fois le « sacrifice-réparation pour le péché » (Lv 16).

Mais nous voyons aussi dans ce livre, consacré en grande partie justement aux rites sacrificiels et aux interdits dont les modalités ne sont pas spécifiques au peuple d’Israël,  les signes d’une évolution profonde de la notion de sacré.

Du sacré à la sainteté

Déjà dans les premiers livres de la bible nous avons vu apparaître des éléments déterminants pour la suite de cette évolution de la notion de sacré :

  1. Les premiers sacrifices étaient des sacrifices humains. Encore au temps de la bible, les sacrifices humains en particulier les sacrifices d’enfants étaient largement pratiqués. Des découvertes archéologiques récentes vont dans ce sens. Dans les différents types de sacrifice détaillés dans le Lévitique (Lv 1-9) il n’y a plus que des victimes animales et les sacrifices d’enfants au dieu Molok sont très vigoureusement condamnés (Lv 18,21 ; 20,2). Cette substitution (Cf aussi le « sacrifice d’Isaac ») n’est pas, là aussi, propre à Israël, mais la condamnation aussi vigoureuse et explicite des sacrifices humains, pratiques encore plus ou moins existantes à l’époque, lui donne un caractère irréversible.
  2. Nous avons vu qu’à l’origine, dans le mécanisme du « bouc émissaire», du « tous contre un », pour que l’effet soit efficace, il fallait non seulement que la victime soit considérée comme coupable, mais que la victime elle-même se considère comme telle.
    Reprenons en détail ce passage du Lévitique qui a donné naissance à cette expression de « bouc émissaire » : « Quand il a fini de faire le rite d’absolution pour le sanctuaire, pour la tente de la rencontre et pour l’autel, il présente le bouc vivant. Aaron impose les deux mains sur la tête du bouc vivant : il confesse sur lui toutes les fautes des fils d’Israël et toutes leurs révoltes, c’est-à-dire tous leurs péchés, et il les met sur la tête du bouc ; puis il l’envoie au désert sous la conduite d’un homme tout prêt. Le bouc emporte sur lui toutes leurs fautes vers une terre stérile. » (Lv 16,20-22)
    Or on voit dans ce passage que l’origine de la violence n’est pas le bouc en lui-même mais bien le péché de tous. Il y a là une ébauche sensible de la prise de conscience de notre part de responsabilité individuelle dans la violence. Cette inflexion notable du rôle du bouc, cet unique qui porte la faute de tous et sauve le groupe, préfigure les mutations profondes du sacré dans l’histoire biblique. Ici l’origine de la violence semble bien être décelée au sein même des membres de la communauté. Certes par ce rite, le « bouc » va permettre au « groupe » d’échapper aux conséquences désastreuses de la violence et de répondre ainsi aux objectifs du sacré archaïque, mais ce qui est éjecté c’est bien le péché de tous. Le bouc n’est pas le coupable, il est l’intermédiaire qui est envoyé (d’où le qualificatif d’émissaire) au désert (le lieu des démons, de la mort), loin du groupe, pour libérer le groupe des conséquences néfastes des fautes de chacun.
    L’apparition de la notion de péché qui devient une nouvelle composante du sacré, en reliant la violence du groupe à un comportement personnel des individus du groupe apparaît donc comme un pas important dans l’évolution du sacré primitif, mais comme nous l’avons vu plus haut, cette notion de péché est encore très liée mécaniquement à la transgression, même involontaire, d’interdits parfois proches des « tabous » primitifs.
  3. La nature des interdits dans la Torah marque une évolution majeure par rapport à d’autres sociétés primitives. Si à l’instar des tabous de ces dernières, il y a bien dans le Lévitique de nombreux interdits à caractère sexuel (Lv 18,6-23 ; 20,10-21), la dimension sociale et relationnelle apparait première. La révélation de la Torah, cette Parole, cet enseignement qui donne une Loi, vient éclairer les hommes sur leur comportement et leur fait prendre conscience de leur responsabilité propre dans la violence qui accompagne les relations des hommes entre eux. Le péché en vient progressivement à signifier le refus d’écouter cette Parole qui demande à l’homme de contrôler sa convoitise pour ne pas nuire à son prochain. Il n’est plus une simple violation mécanique d’interdits-tabous.
    La lumière donnée par la Parole vise à exhumer progressivement l’homme de la confusion dans laquelle il est naturellement plongé du fait de la méconnaissance de sa propre violence et engage chacun sur la voie d’une responsabilisation dans la vie sociale.
    De même que la Parole dans le récit de la Genèse avait sorti le cosmos de son « tohu-bohu », la Parole transmise au peuple hébreu éclaire et structure les relations entre ses membres et vise à sortir la communauté des hommes de l’obscurité, de la confusion, des convulsions de la rivalité.
    L’émergence de la notion de sacré a certes permis d’endiguer ponctuellement le développement de la violence mais la méconnaissance de la source de cette violence, le mensonge sur lequel sont fondées les pratiques sacrificielles ne permettent pas au sacré seul de sortir l’homme du « tohu-bohu » dans lequel il se trouve plongé.
  4. « Soyez saint car je suis saint, moi Yhvh, votre Dieu » (Lv 19,2)
    Dans le livre du Lévitique, l’idée de sacré se trouve enrichie par une nouvelle notion celle de sainteté. L’étymologie du mot « sainteté » exprime la séparation. Séparation que l’on peut comprendre en se référant aux chapitres 10 à 15 comme la séparation entre le pur et l’impur, le sacré et le profane. Séparation que l’on peut comprendre comme une sortie du chaos, une émergence du terreau commun de l’humanité encore plongée dans l’obscurité du sacré, une rupture pour l’homme qui doit renoncer à ses penchants naturels vers la convoitise pour s’élever vers la lumière de la conscience par l’écoute et l’intériorisation de la Parole. L’élection à la sainteté est un appel à la responsabilité et non un privilège que l’on peut s’approprier.

Le Chapitre 19, l’appel à la sainteté, tout en reprenant les règles déjà décrites dans le livre de l’Exode (Ex 20) avec le respect des parents, l’observation du sabbat et le rejet de toute forme de représentation de dieux et des idoles, détaille avec précision et insistance le comportement de chacun dans sa relation quotidienne à l’autre: ne pas se crisper sur ses biens, rester ouvert aux plus démunis, être bien clair dans les relations, dans l’exercice de la justice, bannir le favoritisme en faveur des puissants, comme en faveur des faibles (ce serait d’une certaine façon un manque de respect). Le verset le plus célèbre, qui résume à lui seul cette évolution du sacré qui tend à consolider la vie sociale moins par des rites que par un changement des comportements individuels, est le verset 18 que l’on traduit classiquement par « aime ton prochain comme toi-même. C’est moi Yhwh ». Une interprétation assez traditionnelle des conséquences de ce verset est de considérer que pour aimer le prochain, il faut commencer par s’aimer soi-même. Cela parait très juste, mais il me semble que le texte hébreu difficilement traduisible est plus fort encore. Il associe très explicitement l’exigence de l’amour pour Yhwh  à un enracinement dans l’Etre, et à un mouvement vers le prochain, en fonction et à la mesure de soi. Le philosophe Emmanuel Levinas propose cette traduction très intéressante « aime ton prochain, tu seras toi-même » qui relie intimement le développement vital de chacun à sa relation aux autres. C’est cette relation qui est la mesure de notre ‘Etre’ (Yhwh).

Remarquez comment ce verset est amené : «N’aie aucune pensée de haine contre ton frère, mais n’hésite pas à réprimander ton compatriote pour ne pas te charger d’un péché à son égard ; ne te venge pas et ne sois pas rancunier à l’égard des fils de ton peuple : c’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est moi, Yhwh. » (Lv 19,17-18)

Dans cet appel à se libérer des pensées de haine et de vengeance, les sources de la violence, méconnues dans le sacré primitif, sont ici clairement identifiées. Mais le texte va plus loin, une attitude purement passive peut confiner à de la suffisance, il faut agir pour aider l’autre quand il s’engage sur une mauvaise voie. Et là, concrètement ça se complique. On retrouve la caractéristique que Yhwh avait donnée de lui-même et que nous avons déjà relevé « (Je, Yhwh,) supporte tout… et… ne laisse rien passer » (Ex 34,7).
Comment allier les deux ? Pas de pensée de haine, pas de vengeance ni de rancune et parallèlement être très clair, exprimer ce qui doit l’être ? Mission quasi impossible pour l’homme et pourtant c’est la seule qui peut nous sortir du chaos !
Il faut noter que ce verset ne deviendra célèbre qu’avec le temps (témoin la question de Jésus à un scribe sur le plus grand commandement de la Loi, dans l’évangile de Matthieu 22,39). Dans le contexte du livre du Lévitique il est quelque peu noyé dans une forêt de règles et de prescriptions rituelles. Le verset qui suit semble étonnamment relever du magique avec ce tabou sur les mélanges, même si on peut l’interpréter au second degré comme la nécessité d’évacuer la confusion : « n’accouple pas deux espèces différentes de ton bétail; ne sème pas dans ton champ deux semences différentes; ne porte pas de vêtement en étoffe hybride, tissée de deux fibres différentes. » (Lv 19,19)

La sainteté affichée dans ce chapitre n’est encore qu’un petit rejeton émergeant d’un puissant tronc très ancien remontant aux origines de l’humanité, le sacré.
Toute l’histoire biblique, l’histoire sainte, dans laquelle nous avançons (lentement!), peut être vue comme le long accouchement par la Parole, d’une humanité qui s’extrait du sacré magique pour naître à la sainteté. Cette histoire n’est pas une histoire du passé, elle s’incarne dans les profondeurs de notre psychisme et trouve un écho dans chacune de nos histoires personnelles.

Passage de la pensée magique à la pensée symbolique.

D’un point de vue anthropologique et psychologique la Parole biblique opère une mutation extrêmement profonde. Cette Parole biblique est enseignement pour l’homme dans toutes ses composantes psychiques et sociales avant d’être’ religieux’, elle est une adresse d’un « Je » à un « Tu », elle ouvre l’accès à une pensée où la relation est première, où l’histoire individuelle a du poids, a un sens, où le réel fait signe. Elle opère chez l’homme le passage d’une pensée magique à une pensée symbolique

Qu’est- ce qu’une pensée magique ?

La pensée magique, c’est la tentative, pour échapper au moins inconsciemment à l’angoisse, d’expliquer des phénomènes réels par des causes irrationnelles. La pensée magique établit des liens entre deux événements totalement indépendants, elle génère des croyances superstitieuses, des rituels conjuratoires auxquels on prête une toute-puissance mécanique. En prêtant aux sacrifices et au respect des interdits un pouvoir mécanique sur les dieux que la raison ne peut évidemment ni infirmer ni confirmer, les sociétés primitives ont développé ce type de pensée que les psychologues et les philosophes ont qualifié de pensée archaïque.

La pensée du divin est au départ une pensée magique, avec son charme et ses avantages, perception du merveilleux dans l’irresponsabilité de l’enfance… mais aussi ses inconvénients !  Fondée sur des croyances superstitieuses, elle va transformer la vie des personnes en obsédés du cérémonial. Les psychologues nous disent que ces obsessions invalidantes cachent la peur de céder à des pulsions inconscientes contre lesquelles l’individu lutte en prêtant à certains rites une toute-puissance infantile. Enfermé dans ce cadre des sacrifices rituels et des interdits, l’homme est en quelque sorte possédé par le divin, irresponsable, dépendant de l’arbitraire des dieux et de leur colère qu’il cherche à conjurer, ou de leurs bienfaits qu’il cherche à capter. Cette pensée magique bien que qualifiée d’archaïque est encore bien présente dans nos sociétés modernes, car profondément enracinée dans notre psychisme. Il suffit de regarder les joueurs de foot se signer avant de rentrer sur le stade ou comment la publicité fait appel à cette forme de pensée en établissant un lien entre le merveilleux et … une marque de café ! C’est non seulement le mode de pensée naturel de l’enfant, mais de nombreux comportements obsessionnels ou phobiques trahissent sa survivance chez les adultes.

Par la multiplicité des règles dans la vie quotidienne, des rites et des sanctions, le livre du Lévitique, écrit à l’enfance d’un peuple, relève bien par certains côtés de cette pensée magique, et servira même pour certains de couverture morale (« c’est écrit dans la Bible » !) à des comportements archaïques. Nous avons vu aussi comment un  certain nombre d’éléments du texte infléchit et fait évoluer ce sacré archaïque commun à toute l’humanité. La perception du divin qui relève au départ de la pensée du magique (que la bible va nommer idolâtrie), sera progressivement attachée au développement de la relation entre les hommes.

L’avènement de la pensée symbolique

A cette pensée magique, la société moderne née des Lumières, a opposé la pensée logique qui définit le vrai par l’exercice de la raison, l’objectif étant de définir des relations de cause à effets, stables et reproductibles.

Mais, nous savons que la raison, elle-même finie et limitée, ne peut englober sous ses lois l’ensemble de la réalité observable. Evacuer toute réalité qui n’entre pas dans le cadre strict des sciences dures, c’est sombrer dans un positivisme stérile.
La pensée symbolique permet à l’homme de sortir du carcan du positivisme. C’est une pensée qui s’appuie sur le symbole qui est  « un signe concret évoquant, par un rapport naturel, quelque chose d’absent ou impossible à percevoir » (André Lalande dans son « Vocabulaire technique et critique de la Philosophie »).
La présence d’un élément sensible évoque « quelque chose d’autre » qui ne s’oppose pas à cette réalité sensible mais la prolonge pour lui donner un surplus de sens, un « sens caché » qui apporte de la lumière à la vie. L’art, la poésie, partagent avec les religions cet objectif d’éveiller les esprits par l’usage d’objets, de mots, d’éléments de la nature et de leur permettre d’entrevoir des réalités que la pensée purement logique ne  peut appréhender.

Pour J. Lacan le symbolique est, avec l’imaginaire et le réel, l’un des trois champs de la topologie de notre psychisme. Il désigne « l’ordre des phénomènes auxquels la psychanalyse a à faire en tant qu’ils sont structurés comme un langage ». Le langage, la loi, émanent du champ symbolique. Le symbolique ne s’oppose pas au réel comme on le dit trop souvent. Au  contraire le symbolique nous permet d’élargir notre appréhension du réel, ce réel qui s’étend à l’infini (Pour Lacan, le réel c’est «l’impossible», c’est-à-dire ce qui échappe à notre pouvoir). Sans le symbolique, notre appréhension du réel, limitée à notre imaginaire, reste enfermée dans une représentation étroite du monde.

La raison, si elle reste raisonnable, c’est-à-dire si elle renonce à vouloir englober tout le réel dans la logique pure et à prétendre ainsi maîtriser la totalité du réel, doit s’atteler à comprendre le sens des symboles. Cette quête de sens a donné naissance à une discipline nommée herméneutique, dont l’interprétation des textes bibliques est justement le paradigme. Le philosophe Paul Ricœur a consacré une grande partie de son œuvre à cette science de l’interprétation. Il a écrit « J’appelle symbole toute structure de signification où un sens direct, primaire, littéral, désigne par surcroît un autre sens indirect, secondaire, figuré, qui ne peut être appréhendé qu’à travers le premier».
Le travail d’interprétation du texte biblique inclut l’interprétation de toutes les composantes du sacré : le sacrifice, les règles, les fêtes rituelles, le péché et les sanctions, qui sont longuement détaillées dans le livre du Lévitique. La lecture symbolique des rites aboutira dans le christianisme à la substitution des sacrifices par des sacrements que l’Eglise définira comme des « actes symboliques efficaces ». Leur efficacité  nécessite que la personne  participe activement par la parole aux sens portés par la symbolique des rituels. Sans cette adhésion la pratique sacramentelle retombe dans le magique.

Le travail d’interprétation nécessite l’engagement d’une pensée personnelle, qui seule par la médiation du symbole, peut établir un lien entre les événements de la vie personnelle d’une part et les récits bibliques ou les rites d’autre part.

Sans cette intériorisation et le développement de la conscience individuelle à travers une histoire singulière et personnelle, la Loi peut être et sera de fait souvent pervertie. Le respect purement formel des interdits non symbolisés amènent inéluctablement à un autre type de violence, le « moralisme», qui aboutit comme le sacré archaïque, à condamner et à rejeter l’autre. Réduite à des contraintes purement externes, la Loi aboutit à une aliénation de l’individu au lieu de l’aider à se construire. Pire, non symbolisée, elle sera accaparée par certains groupes humains (les courants fondamentalistes de toutes les religions), qui l’instrumentalise pour valoriser le groupe, rejeter l’Autre ou le ramener à une autre forme d’esclavage.
Le respect simplement formel de la Loi devient alors idolâtrie et la pratique des rites, magie.

Conclusion et perspectives.

Nous suivrons dans la succession des livres bibliques, la mise en œuvre de ce travail de symbolisation et d’interprétation des textes.

Nous avons vu que l’efficacité anthropologique toute provisoire du sacré, tenait à la méconnaissance de la part des individus du groupe de leur propre violence. La longue gestation du temps biblique sera justement de dévoiler progressivement ce mécanisme et de mettre à jour la violence structurelle de l’homme et sa responsabilité dans les maux qu’il rencontre au lieu de mettre cette violence sur le compte des autres ou sur la colère de son dieu.
R. Girard dans la suite de son œuvre (que certains qualifieront de non-scientifique du fait qu’elle constitue une apologie des textes bibliques), montre très clairement comment dans l’histoire « sainte », toutes les composantes de la notion du sacré seront progressivement inversées, elles trouveront leur expression ultime avec l’avènement de Jésus et le « sacrifice » de sa vie :

  • Dans le sacré primitif, le sacrifice est un acte meurtrier de tous contre « un » ; avec Jésus le sacrifice devient l’acte salvateur d’un « un » en faveur de tous.
  • Dans le sacré primitif, la victime décrétée coupable cachait la violence du groupe. Par le sacrifice de Jésus, l’innocence évidente de la victime révèle la culpabilité du groupe et la responsabilité de chacun de ses membres.
  • Dans le sacré primitif, c’est le groupe qui fait une offrande au dieu ; dans le sacrifice de Jésus c’est le fils de Dieu qui offre sa vie en faveur de l’humanité.
  • Dans le sacré primitif, la paix et la communion entre les hommes sont recherchées par la fusion d’individus irresponsables unis dans un « même » contre un « autre » forcément coupable parce que différent. Après le sacrifice de Jésus, la paix et la communion ne pourront advenir entre les hommes que par la reconnaissance de la responsabilité individuelle et l’acceptation de la légitimité de toutes les différences.
  • Dans le sacré primitif, la soumission aveugle aux dieux relevait d’un rapport de domination et de puissance. Les maîtres de ce monde étaient des dieux. Jésus par son sacrifice va opérer un renversement complet de la structure « maître-disciple » et de la notion de puissance. Le maître, le modèle du désir mimétique, ne sera plus dominateur, il sera simplement et totalement au service du disciple et de sa singularité.
  • Dans le sacré primitif, l’efficacité toute provisoire et relative des rites sacrificiels nécessitait la répétition et la multiplication de ces actes alors que le sacrifice de Jésus sera unique, efficace et définitif.

En effet dans le christianisme les pratiques sacrificielles n’existent plus et ce n’est sans doute pas un hasard de l’histoire si dans le monde juif en l’an 70 de notre ère c’est-à-dire une génération après la mort de Jésus, ces pratiques disparaissent aussi totalement avec la destruction du temple de Jérusalem.
Par leur dénonciation de la méconnaissance de la violence cachée dans ce sacré primitif et de l’hypocrisie dont feront preuve parfois les pouvoirs institutionnels qui exploitent ces composantes du sacré pour conforter leur propre pouvoir, les textes bibliques et surtout les évangiles engagent un puissant processus de vérité dont le corollaire est la disparition des rites sacrificiels au début de notre ère.
Ce processus de vérité sur la violence des hommes n’est pas sans danger car s’il ne s’accompagne pas de l’exigence évangélique dans les relations humaines, la violence sans les remparts du sacré se libère. Cela peut expliquer que nos sociétés sécularisées ont tenté, tant bien que mal, de re-sacraliser certaines fonctions ou certaines institutions. Mais cette sacralisation moderne résiste de moins en moins à l’épreuve du réel.

Que reste-t-il aujourd’hui du sacré que l’on avait réussi à maintenir dans toutes nos institutions, du curé à l’instituteur, du maire au président de la république, de l’armée à la justice, de l’honneur à représenter le peuple à la gloire de défendre la patrie ?
Ce processus de désacralisation qui s’accélère est inéluctable et irréversible. La violence non canalisée par le sacré se diffuse alors comme une gangrène dans tous les tissus de la société, violence dont l’objet devient de moins en moins clair et identifiable et contre laquelle il sera donc de plus en plus difficile de  lutter.

Pour R. Girard,  l’humanité est désormais face à un choix simple: le chaos ou le chemin biblique.

On ne peut pas dire que ses prévisions assez dramatiques, aux accents prophétiques, amorcées il y a plus de trente ans se trouvent infirmées par les formes nouvelles de la violence qui sont apparues depuis et remuent la planète toute entière.

Alors quel est ce chemin qu’ouvre la Bible  pour permettre à l’humanité d’échapper aux convulsions de la rivalité et d’établir une communion réelle, stable et définitive entre les hommes ?

Nous découvrirons concrètement ce chemin (très accidenté) de la construction d’un peuple au fur et à mesure de notre avancement dans ces textes. Le long de notre route, nous serons éclairés par des jalons qui prennent la forme de promesses : au départ comme nous l’avons déjà vu, cette promesse est celle de  « la Terre Promise », elle va s’élargir par la suite à celle d’un « Royaume », notion qui va s’enrichir avec le temps, se symboliser, se spiritualiser pour devenir dans les ultimes écrits de la Bible le « Salut du monde ».