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Genèse 12-19 – Abraham – la parole qui féconde l’humain

Récapitulatif des 5 mythes

Les cinq principaux récits mythiques des onze premiers chapitres du livre de la Genèse nous ont transmis les fondements théologiques et anthropologiques du monde et de l’homme :

–        La Création :
La Parole de Dieu a créé le cosmos, l’a confié à l’humain qui est appelé à féconder la terre, à se développer, à se construire lui-même à l’image de Dieu.

–        Le jardin d’Eden :
L’homme, en prêtant l’oreille à une parole qui reprend et déforme celle de Dieu, en refusant de mettre des limites à la satisfaction de tous ses désirs, se retrouve loin du projet divin. Il quitte le monde paradisiaque.

–        Caïn et Abel :
A partir de là, la rivalité s’empare du cœur de l’homme, fait de lui un meurtrier et la violence entre les hommes s’emballe.

–        Le Déluge et l’arche de Noé :
Le créateur a alors défait sa création puis il reprend le projet de développement de l’humain avec Noé, un homme juste. Il scelle avec l’humanité une alliance (arc en ciel), où il s’engage à maintenir à jamais son don de la création à l’humain. A  partir de là,  l’univers et son fonctionnement devient autonome de Dieu, il est régi par des lois intangibles données par le créateur, le cosmos acquiert une consistance propre indépendante de Dieu et du comportement des hommes. Suite à cette nouvelle création, la Parole qu’il adresse à l’homme est quelque peu modifiée : elle prend en compte la violence qui habite le cœur de l’homme et son désir.

–        La Tour de Babel :
Enfin pour éviter que les hommes ne s’aliènent en s’agrégeant autour d’un dieu ou d’un despote, il brouille les langues : à tout prendre les dangers liés à l’impossibilité des hommes de communiquer entre eux sont préférables à l’uniformisation du monde.

Le chapitre 12 du livre de la Genèse marque alors un tournant dans la nature du récit.
A cet endroit,  tout en prenant soin d’assurer la continuité ontologique de l’humain, par une généalogie de Sem à un certain Abram (11,28-32) l’auteur opère une rupture ; nous passons d’un récit mythique du fondement de l’humanité à l’histoire singulière d’un homme. Le récit quitte l’intemporalité des premières scènes pour basculer sinon dans l’Histoire, du moins dans une sorte de protohistoire dont les protagonistes seront appelés les « Patriarches ». Cette histoire commence avec Abram, d’Our en Chaldée pour s’achever, à la fin du livre avec la mort de son arrière-petit-fils, Joseph devenu gouverneur de l’empire Egyptien.

L’appel à partir et les premiers cheminements d’Abraham – Gn 12

Ce texte débute comme le premier chapitre de la Genèse par un « Dieu dit …», qui suggère qu’il s’agit d’un autre commencement.

Mais là, la Parole s’adresse à un homme précis, Abram. Elle n’est pas ici un acte créateur de réalités matérielles, elle est fondatrice d’une relation interpersonnelle entre Yhwh et un homme. Cet homme, identifié dans l’espace et le temps, vient d’une famille issue du pays d’Our. Dans cette famille apparemment règne une certaine confusion dans les rapports sexuels intra familiaux, en effet son frère Nahor épouse sa nièce Milka, et il a lui-même pris pour femme une certaine Saraï, qui n’est autre que sa demi-sœur (20,12). Ces confusions peuvent peut-être expliquer la stérilité de cette dernière, stérilité qui compromet sérieusement l’avenir d’Abram et de sa tribu.

Or Yhwh appelle cet homme a priori sans grand avenir, il engage avec lui un dialogue personnel; ce dialogue, nous allons le voir va trancher et pénétrer au plus profond de son cœur pour le féconder. A travers cette relation personnelle fécondante, Yhwh engage un très lent et très long travail sur l’humain pour lui redonner un avenir.

Que dit-il à cet homme ?

On aurait pu s’attendre à une exhortation morale sur la façon de se comporter, pour maîtriser sa violence et apprendre à limiter ses désirs, puisque telle semblait la source des problèmes de l’humanité.

Non rien de tout ça, il lui demande tout simplement de prendre une décision précise et concrète : partir, quitter tout ce qui le rattache à une appartenance, sa terre, sa famille, pour une destination inconnue qui ne lui sera indiquée qu’au fur et à mesure de son avancée. Tout au long de ce cheminement, sans grande visibilité pour l’avenir, il faudra qu’il accepte d’être guidé.

« Pars de ton pays, de ta famille et de la maison de ton père
vers le pays que je te ferai voir » 12,1

Le texte hébreu comporte un complément circonstanciel qui n’est généralement pas rendue dans les traductions. Si l’on voulait traduire le mot à mot hébreu, il faudrait écrire « Pars vers toi » ou « Pars pour toi, de ton pays, … ». Ce « vers toi » ou « pour toi » en hébreu, difficile à mettre dans une traduction, a pourtant une portée anthropologique considérable. Il enseignerait qu’il faut partir, sortir des liens trop étroits de l’appartenance pour trouver sa propre identité. Affirmation qui n’est pas anodine ; par cette injonction faite à Abram, Yhwh s’engage vis à vis de cet homme et lui fait la promesse de le rendre fécond :

« Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai.
Je rendrai grand ton nom. Sois en bénédiction. »12,2

Dans la Bible, les deux mots bénédiction et fécondité sont étroitement liés, comme d’ailleurs malédiction et stérilité ; nous avons vu que pour Caïn le sol était maudit, c’est-à-dire qu’il ne lui apporterait plus la nourriture dont il avait besoin, il était devenu stérile.

Yhwh demande donc à Abram de se mettre en route, d’avancer sur des chemins souvent accidentés comme nous allons le voir, pour se trouver lui-même. Mais se trouver soi-même, devenir fécond signifie produire des fruits qui débordent les petites satisfactions et le petit bonheur personnel. Cet appel de Yhwh à l’homme Abram est une démarche qui d’une certaine façon, « en lui », « à travers lui », touche l’humain en général et chaque  homme en particulier. Cet appel va entraîner l’humanité toute entière sur de nouvelles voies: « en toi seront bénies toutes les familles de la terre. »

Cet avenir béni, comme un trop plein, déborde de toutes les frontières.

« Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai. Je rendrai grand ton nom. » (12,2)

Cet avenir est inimaginable pour l’homme Abram. Il ne peut en cerner les tenants et les aboutissants, c’est de l’ordre de l’impossible et de l’infini. Faute de pouvoir se représenter la destination ultime, de comprendre le sens de cette pérégrination, Yhwh lui demande simplement d’avancer dans le brouillard. C’est une sorte de saut dans le vide qui lui est demandé.

Abram écoute cette parole de Yhwh et se met en route avec sa femme et son neveu Loth pour une terre qu’il ne connaît pas. Il arrive au pays de Canaan et là Yhwh se manifeste à nouveau à lui pour lui dire que cette terre est celle qu’il destine à ses descendants (…descendants dont il est totalement dépourvu pour le moment !). Pour marquer le coup, Abram dresse un autel à Yhwh à Sichem (sans doute pas très loin de la ville de Naplouse d’aujourd’hui). Il faut savoir que dans ces temps anciens, le dieu ou les dieux étaient rattachés à un territoire donné et qu’au cœur de  ce territoire, un lieu précis et remarquable était choisi pour célébrer les cultes. Ici c’est à Bethel (cela signifie maison de dieu) au pied du chêne de Moré, un chêne sans doute impressionnant (on a déjà parlé de la puissance symbolique de l’arbre dans le jardin d’Éden).

Cependant poussé par la famine il doit poursuivre jusqu’en Egypte. Toujours sans enfants, cette famine vient mettre à l’épreuve sa foi en la promesse de bonheur et de fécondité ?

Arrivé dans ce pays qui lui est étranger (12,12), il se méfie de  la sensualité des grands de ce monde et de leur impossibilité à s’imposer des limites. Or il sait que sa femme Saraï est très belle et qu’elle pourrait bien susciter des convoitises. Sa vie serait alors en danger car ces puissants pourraient bien chercher à l’éliminer pour prendre sa femme. Aussi préfère-t-il mentir en disant que Saraï est sa sœur ce qui n’est après tout qu’un demi mensonge puisqu’elle est sa demi-sœur. Effectivement le pharaon s’empare de Saraï et en signe de reconnaissance couvre Abram de ses bienfaits. Les premiers fruits matériels de la bénédiction divine ont emprunté un chemin bien tordu qui compromet tout de même sérieusement l’avenir du couple et de sa fécondité ! Yhwh intervient alors pour que le Pharaon lâche Saraï.

Le couple reprend sa pérégrination, il remonte vers le désert du Néguev (on retrouvera plus tard, un scénario assez similaire avec Moïse), puis de là il retrouve à Bethel l’endroit où il avait construit un autel.

Séparation d’avec Loth ; élévation du regard pour voir la promesse – Gn 13

De retour à Bethel et du fait de la grande prolificité de leurs troupeaux, Loth et Abram se trouvent affrontés à un problème de pâture et finalement, suite à un conflit entre leurs bergers, ils décident de se séparer, chacun aura ainsi son propre territoire. Abram, grand seigneur, propose à son neveu de choisir en premier le territoire qu’il préfère. Naturellement Loth prend les meilleures terres, celles qui sont irriguées par le Jourdain. Ce sont aussi les terres d’en bas, celles qui sont occupées par des vauriens à Sodome (13,12). Abram de son côté s’installe dans les terres d’en haut , sur la partie montagneuse plus pauvre à priori, et là du haut de la montagne Yhwh lui montre toutes les terres autour :

« Lève donc les yeux et, du lieu où tu es, regarde au nord, au sud, à l’est et à l’ouest.
 Oui, tout le pays que tu vois, je te le donne ainsi qu’à ta descendance, pour toujours.
 Je multiplierai ta descendance comme la poussière de la terre au point que, si l’on pouvait compter la poussière de la terre, on pourrait aussi compter ta descendance.
 Lève-toi, parcours le pays en long et en large, car je te le donne. »13,14

 Dans ce passage où Yhwh à travers Abram veut régénérer l’humanité, il faut noter les  répétitions « Lève les yeux…Lève toi » et par deux fois « Je te le donne ». La remise en route de l’humain passe non seulement par une coupure des liens traditionnels de l’appartenance mais aussi par un changement du regard, une élévation de son désir et une prise de conscience de l’infinité du don de Dieu.

Ce passage révèle aussi la nature du rapport qu’Abram et ses descendants doivent entretenir avec la terre, le territoire. La terre est un thème très important qui va traverser toute l’histoire biblique. Elle est signe de la promesse et du don de Yhwh, il n’y a pas un droit de propriété. En tant que promesse l’homme doit tendre vers elle, mais la reconnaître comme don de Dieu, c’est d’une certaine façon abandonner le droit de la revendiquer.

Guerre et victoire d’Abraham- Rencontre avec Melchisédech – Gn 14

Abram s’installe alors à Hébron et y élève un autel pour Yhwh.
Sur tous ces territoires il y a, c’est fatal, des rivalités et des conflits entre les tribus ; Apprenant que son neveu Loth a été fait prisonnier Abram est amené à s’impliquer lui aussi dans des combats. A cette occasion, il fait preuve de réels talents de guerrier et après une victoire militaire, il libère son neveu qui peut récupérer tous ses biens pris par l’ennemi.
C’est alors que lors du repas festif qui suit traditionnellement toute victoire, le texte nous relate un hommage appuyé rendu à Abram de la part d’un personnage assez mystérieux, Melchisédek. Ce passage est insolite à plus d’un titre : alors que la Bible pour identifier une personne nous donne toujours sa filiation, là avec Melchisédek, rien, on ne sait pas d’où il vient. Il est présenté comme étant à la fois le roi de Salem (sans doute l’ancien Jérusalem) et grand prêtre du Dieu très-haut, or ces deux fonctions sont toujours distinctes, par ailleurs il parle au nom du « Dieu très haut qui crée ciel et terre » , alors que l’interlocuteur d’ Abram, l’auteur de la promesse c’est Yhwh et non Elohim! Enfin ce grand prêtre-roi offre lors de ce repas sacrificiel du pain et du vin alors que ce sont des animaux qui sont habituellement offerts dans ces circonstances.
Cet événement étrange sera utilisé beaucoup plus tard dans un écrit du Nouveau Testament, l’épître aux Hébreux, comme un présage pour illustrer la nature du sacerdoce du Christ- Roi et de son sacrifice. Comme celui de ce Melchisédek, grand prêtre avant même la naissance du peuple hébreu, le sacerdoce du Christ transcende le sacerdoce traditionnel du judaïsme, fonction qui était exclusivement réservée aux descendants de la tribu de Levi.

 Abram est dit « juste » par sa foi en la promesse – Gn 15

Un peu plus tard, dans ce contexte guerrier où la promesse de descendance se fait de jour en jour de moins en moins vraisemblable, Yhwh s’adresse à nouveau à Abram pour le conforter. « Ne crains pas, Abram, c’est moi ton bouclier ».
Il lui assure son soutien en utilisant les termes militaires de bouclier et de solde.

Pour avancer ainsi dans l’inconnu, il faut faire confiance et c’est cette confiance qui  assurera à Abram un avenir bien compromis jusque-là.

Pour la première fois dans la Bible le lien est établi entre la fécondité et la confiance en la Parole,  lien que nous retrouverons bien souvent dans la bouche des prophètes et de Jésus.

Abram lui fait cependant gentiment remarquer qu’il n’a toujours pas de descendance. Yhwh alors l’emmène dehors regarder les étoiles (toujours cette élévation du regard) et lui promet une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et

« Abram eut foi dans YHWH, et pour cela YHWH  le considéra comme juste » Gn 15,6

 Ce verset aura une très grande importance en particulier dans la théologie chrétienne développée au premier siècle par St Paul pour les Romains. Dans sa lettre, ce passage lui permet d’illustrer le rattachement de la justice non pas à la pratique rigoureuse et méticuleuse de la Loi, mais à la confiance que l’homme fait à Dieu. En effet dans ce contexte où la Loi n’existe pas encore, Abram est pourtant déclaré juste et c’est cette confiance dans la Promesse qui l’a rendu juste.

Déjà on avait dit de Noé qu’il était juste.  Cette question centrale du juste va traverser non seulement toute l’histoire biblique mais aussi toute l’histoire de la théologie chrétienne. Qui en effet peut être dit juste ? Qu’est-ce que la justice ? Comment sommes-nous justifiés ? Cette question va, entre autre, diviser au XVI e  les catholiques et les protestants. Il faudra attendre pratiquement le XXe  pour trouver entre eux une convergence théologique sur  cette question de la justification (par les œuvres ou par la grâce ?).

Là dans ce passage, c’est assez clair, Yhwh considère Abram comme juste par ce qu’il fait confiance. On a vu que ce n’est pas son comportement avec sa femme qui pouvait lui valoir sur le plan purement moral ce qualificatif de juste (il s’est tout de même enrichi en exploitant la beauté de sa femme !).

Tout de même cette promesse devenant de plus en plus invraisemblable, Abram demande à Yhwh un signe.

Yhwh va alors sceller la promesse par une alliance sous forme d’un rituel assez étrange pour nous : Il lui demande de se procurer des animaux et de les trancher par le milieu sauf les oiseaux. C’est ainsi qu’en hébreu le terme d’alliance vient du mot trancher. Ceci apparaît assez paradoxal car spontanément faire alliance évoque plutôt un lien qui attache qu’un couteau qui tranche.
Nous avons déjà vu le côté tranchant de la Parole, les nécessaires ruptures qu’elle provoque (la séparation de l’eau et de la terre, de la nuit et du jour, la coupure de l’Adam pour faire naître ish et isha, la rupture des liens d’Abram avec sa terre, sa famille, sa culture). Ici l’image est encore plus sanglante : pour symboliser cette alliance, Yhwh demande à Abram de prendre des animaux et de les trancher par le milieu. Nous savons que la symbolique des rites est souvent à rattacher aux opérations psychiques à accomplir sur les personnes. L’alliance avec Yhwh passe par l’ouverture d’un espace, d’un entre-deux pour pénétrer jusqu’au cœur de l’homme. Abram sans enfant a le cœur fendu, déchiré et c’est par cette fente, cet espace de fragilité (qu’il faut protéger des rapaces) que pourra pénétrer le feu divin pour féconder  son avenir :

« Le soleil se coucha, et dans l’obscurité voici qu’un four fumant
et une torche de feu passèrent entre les morceaux »(15,17)

Cet avenir, dans son inconscient (la torpeur au coucher du soleil…une terreur, une épaisse ténèbres), il le pressent comme difficile et cela exigera de la part de ses descendants une grande persévérance et beaucoup de confiance pour couper les liens qui retiendront son peuple en esclavage, comme nous le verrons plus tard avec Moïse (livre de l’exode).  Avec cette alliance qui lie Abram et Yhwh à travers une coupure, nous avons une illustration du cheminement de l’humanité entre liens et séparations, attachements et arrachements, entre possible et impossible, conscient et inconscient, dont nous avons déjà parlé. Cette dialectique, ces contre-pieds qui semblent défier notre logique linéaire et raisonnable, sont en fait dans la pratique notre lot quotidien et c’est à travers ces entailles que notre liberté peut se frayer un chemin; beaucoup plus tard Jésus poussera jusqu’au paroxysme ce type de parole, en venant «apporter le glaive et non la paix » (Mt10,34),  en opérant des coupures insolites entre les riches et les pauvres, entre les premiers et les derniers, les malades et les bien-portants, les fous et les sages, etc…

Mais avant même cette deuxième alliance avec Jésus, cette symbolique de l’alliance comme tranchant fera, dans le cadre même de la première alliance, évoluer en profondeur la notion de sacrifice et de sacré :

« Tu n’aimerais pas que j’offre un sacrifice, tu n’accepterais pas d’holocauste.
Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un esprit brisé;
Dieu, tu ne rejettes pas un cœur brisé et broyé » (Ps 51,18)
« YHWH est près des cœurs brisés, et il sauve les esprits abattus. » (Ps 34,19)

 Naissance d’Ismaël et promesse à Hagar d’une descendance – Gn 16

En attendant Abram se trouve toujours sans enfant et Saraï décide de prendre les choses en main. Comme Yhwh a « fermé sa matrice », elle demande à Abram de coucher avec la servante Hagar. Celle-ci tombe enceinte. Dès ce moment Hagar fait la fière, ce qui a le don d’exaspérer sa maîtresse. Abram n’intervient pas et laisse Saraï maltraiter Hagar qui du coup s’enfuit. Dans le désert, elle est visitée par Yhwh qui la console, l’encourage et lui demande de retourner chez sa maîtresse, d’arrêter de faire la fière (« plie-toi à ses ordres ») et lui promet non seulement un fils Ismaël, mais une multitude de descendants. Hagar a alors cette phrase, « est-ce bien ici que j’ai vu après qu’il m’a vue ? »16,13, qui montre, comme pour Abram, que d’une situation de détresse peut naître comme un échange de regard avec Dieu.

Renouvellement de la promesse assortie de nouvelles entailles fécondantes – Gn 17

Treize ans après la naissance d’Ismaël, Yhwh s’adresse à nouveau à Abram

« Marche en ma présence et sois intègre.
Je veux te faire don de mon alliance entre toi et moi, je te ferai proliférer à l’extrême. »

Il reprend les thèmes précédents : la « marche avec… », la prolificité, le don de l’alliance,, avec un appui marqué sur la dimension relationnelle par ce « entre toi et moi ».

La Parole de Yhwh se fait  plus prolixe, il détaille un peu plus longuement le contenu de la promesse et du lien qui va les attacher, lui qui est Dieu avec Abram et sa descendance à jamais. Cette nouvelle annonce de la promesse d’une alliance féconde, la Parole tranchante de Dieu va l’associer à une demande de deux entailles qui feront signes :

–       La circoncision, c’est-à-dire la coupure du prépuce des mâles. Il s’agit sûrement d’une pratique très ancienne, antérieure à Abram, à but probablement hygiénique. Mais l’auteur va lui donner une valeur symbolique très forte puisqu’elle sera, et elle l’est encore de nos jours, un signe d’appartenance au peuple élu.
Quelle symbolique peut-on voir dans cette demande de Dieu ?
Dès le départ nous avons vu que le problème de l’humain, c’est sa volonté du « tout », ce désir de puissance sans limite, désir qui l’empêche d’entrer en relation avec l’autre, qui le stérilise. Le sexe mâle de l’humain représente symboliquement la puissance, c’est lui  qui féconde. Or  justement il y a chez Abram un problème de fécondité.
Paradoxalement encore un fois, Dieu veut rétablir la fécondité en tranchant le bout du sexe d’Abram et de ses descendants, en faisant une entaille dans l’organe représentatif de la puissance. Cette idée nous est maintenant rendu beaucoup plus compréhensible depuis que Freud et ses successeurs ont développé le concept de castration, cette frustration nécessaire et incontournable dans le développement du psychisme de l’homme. Finalement Yhwh en parlant de circoncision est plus délicat et plus juste psychologiquement dans sa représentation symbolique de la frustration que Freud qui utilise le terme de castration. En effet la castration sous-tend tout de même la perte complète de la puissance et de le la fécondité ce qui va à l’encontre du projet de Yhwh.

–       Le changement de nom.

Yhwh va couper le nom d’Abram en son milieu pour y insérer une consonne, la lettre hébraïque « Hé » du nom de Yhwh. Son nom devient alors Abraham. Abram signifiait « père élevé », Abraham signifie « père d’une multitude », il y a là peut-être le passage d’une puissance purement personnelle et phallique à une puissance partagée et féconde.

Le nom de Saraï va lui aussi subir une coupure, mais par la suppression de la dernière lettre, le « Yod » et son remplacement par un « Hé ». Ce « Yod » à la fin d’un mot lui donne le caractère possessif. Saraï signifiait « ma princesse », Sarah signifie « princesse » tout court. Sarah n’est plus la princesse d’Abraham, sa propriété, elle est princesse en elle-même. La fécondité  passerait donc par un certain abandon de l’esprit de possession au sein du couple.

Abraham, entaillé, puis pénétré par la lettre de Yhwh, de «  Celui qui est », devient enfin fécond et cette fécondité  passe par une désappropriation. Fécondation-désappropriation, toujours ce tranchant et ces contre-pieds de la Parole !

Après avoir été traversé à plusieurs niveaux par ce tranchant de la Parole, Abraham et Sarah semblent maintenant aux yeux de Yhwh, prêts psychologiquement à devenir féconds. Du moins selon Yhwh, car pour Abraham il est déjà tellement tard qu’il ne peut s’imaginer, lui centenaire, avoir un nouvel enfant avec une  femme guère plus jeune que lui « Tout usée comme je suis, pourrais-je encore jouir ? Et mon maître est si vieux ! »18,12

Aussi quand Yhwh lui annonce un tel événement devenu totalement invraisemblable, cela le fait doucement rigoler. Cependant Abraham a confiance en Yhwh et il pense qu’il a mal compris et que cette promesse passe par Ismaël, aussi lui répond-t-il :

« Puisse Ismaël vivre en ta présence ! » (17,18)

Mais Yhwh insiste et dit très clairement qu’ils vont avoir un nouvel enfant  et même, non sans humour,  lui donne un nom à cet enfant: Isaac, c’est-à-dire « en rire », car comme nous le dit le philosophe Bergson, l’observation d’une absurdité à caractère social déclenche presque automatiquement le rire et d’ailleurs dans le cas présent Yhwh ne semble pas en vouloir à Abraham d’avoir rît intérieurement.

La promesse prend corps et fait rire – Intercession d’Abraham pour Sodome – Gn 18

La scène qui suit nous montre un Abraham, épanoui, détendu, « assis à l’entrée de la tente dans la pleine chaleur du jour », âgé certes, mais encore plein de dynamisme. A l’arrivée de trois voyageurs, il bondît pour les inviter à s’arrêter puis avec Sara ils se mettent en quatre pour les accueillir merveilleusement bien. Le travail intérieur accompli par ce cheminement de la Parole en eux que nous avons évoqué plus haut se traduit concrètement par un élargissement, une dilatation du cœur et de l’esprit, une joie qui sont les marques de la véritable hospitalité. Ce festin préparé par Sara et Abraham à ces trois personnages inconnus, feront d’eux le paradigme de l’hôte. La fécondité promise c’est aussi cette faculté de faire place avec grand respect à l’inconnu, car l’inconnu c’est Yhwh.

Après que ces trois mystérieux personnages eurent mangé ce bon repas, entre hommes comme le veut la tradition, à l’abri de ces fameux chênes de Mamré, ils demandent à voir Sarah, sa femme et c’est alors Yhwh qui parle explicitement pour lui annoncer qu’elle aura un enfant l’année prochaine. Sarah, derrière la tente écoutait toute la conversation et se met à son tour à pouffer de rire intérieurement à l’idée de jouir à nouveau avec son vieux mari.  Mais Yhwh lui réplique « Y a-t-il une chose trop prodigieuse pour Yhwh ? » Gn 18,14. Toujours cet appel fait à l’homme à cheminer à travers cette coupure entre le possible et l’impossible. Sara veut se défendre d’avoir ri, mais Yhwh, pas dupe, lui confirme qu’elle a bien ri. Il ne lui en veut d’ailleurs pas du tout pour la même raison que plus haut avec le rire d’Abraham.

L’épisode qui suit (18,16) illustre de façon spectaculaire l’incroyable intimité qu’il y a maintenant entre Yhwh et Abraham, intimité qui est illustré par l’usage du mot « connaitre » faite par Yhwh  pour qualifier sa relation avec Abraham, c’est une relation qui pénètre désormais jusqu’au cœur de cet homme.

Yhwh a en projet d’aller sévir ces deux cités de renégats que sont devenus Sodome et Gomorrhe et il se dit intérieurement que vu la place que va tenir Abraham dans l’avenir de l’humanité, il doit l’informer de son projet. Et là on assiste à une scène assez surréaliste où Abraham, désormais interlocuteur de Yhwh, a l’audace de négocier longuement avec lui, marchandant pied à pied le salut de la cité. Il n’hésite pas à faire face à Yhwh et même à lui faire la morale en lui disant, respectueusement certes  mais tout de même avec beaucoup de liberté et de fermeté :

« Ce serait abominable que tu agisses ainsi ! Faire mourir le juste avec le coupable ?
… Quelle abomination ! Le juge de toute la terre n’appliquerait-il pas le droit ?»(18,25)

Yhwh après cette longue discussion accepte finalement toutes les conditions successives posées par Abraham avant de repartir.

Ce passage marque une grande étape dans la perception de la relation de l’homme avec Dieu.

La confiance de l’homme en Dieu n’est pas synonyme d’une soumission muette et aveugle. Dieu ne s’impatiente pas face à la série d’objections levées par Abraham. Dieu respecte son interlocuteur qui marchande, Il ne  s’offusque pas de la contradiction, on dirait même qu’il la sollicite. La prière est ce face à face avec Dieu, où nous devons nous affirmer, ne pas hésiter à faire preuve d’audace, car cela peut changer le cours de l’histoire. L’histoire n’est pas prédéterminée par Dieu.

Loth et Sodome – Gn 19

Hélas dans le cas présent, à Sodome, il n’y avait même pas dix justes.

Les trois mystérieux personnages en s’approchant de Sodome ne sont plus que deux. Ils sont qualifiés d’anges, comme si Yhwh après son entretien avec Abraham s’était retiré et envoyait ses messagers (c’est le sens du mot ange) voir ce qui se passe à Sodome. Loth les voit arriver et comme son oncle il se précipite pour les accueillir. Cet accueil est d’autant plus remarquable qu’il tranche avec la mentalité des gens de cette ville pour qui les étrangers n’ont rien à faire chez eux.

Loth donc, leur prépare un diner et « ils n’étaient pas encore couchés que la maison fut cernée par les gens de la ville, les gens de Sodome, du plus jeune au plus vieux, le peuple entier sans exception. Ils appelèrent Loth et lui dirent : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous pour que nous les connaissions »19,5

La population cherche à avoir une relation sexuelle avec ces deux hommes; ce passage a donné le mot français « sodomiser ». En l’occurrence il s’agit bien d’un désir de relations homosexuelles, et trop souvent on a utilisé cet épisode pour stigmatiser ce type de relation sexuelle alors que ce qui est parfaitement insupportable dans la cas présent c’est le viol et le viol collectif qui plus est.

La réaction de Loth est très surprenante, pour respecter le droit sacré de l’hospitalité, il propose ses filles en échange pour ne pas livrer ses hôtes. Face à cette réaction de Loth, nous sommes partagés entre l’admiration que suscite son sens très aigüe de l’hospitalité et le dégoût que nous inspire le peu de cas qu’il fait de ses propres filles. Mais de toute façon le peuple ne veut pas négocier avec lui : « Tire-toi de là ! » car on voit bien que c’est la personnalité même de Loth qui les énerve : « Cet individu est venu en émigré et il fait le redresseur de torts ! Nous allons lui faire plus de mal qu’à eux. » 19,9

Ce non-respect, ce rejet de l’étranger est une faute gravissime dans la Bible, aussi « grande devant Yhwh, la plainte qu’elle provoque ». Les agresseurs qui refusent de regarder l’autre, l’étranger, sont frappés de cécité par les deux anges. Ceux-ci donnent l’ordre à Loth et sa famille de quitter le pays car elle va être détruite.

Ses gendres ne prennent pas la menace au sérieux et refusent de partir. Ils ont préféré le statu quo, ils n’ont ni la clairvoyance ni le courage de fuir, en effet face à certains maux, là où le dialogue est devenu totalement impossible il n’y a pas d’autres solutions pour sauver sa peau que la fuite.

« Sauve-toi, il y va de ta vie. Ne regarde pas derrière toi, ne t’arrête nulle part ….
Fuis vers la montagne de peur de périr. »19,17

Il ne faut même pas regarder en arrière car l’on deviendra une statue de sel. Belle image de toutes nos fixations psychiques qui entravent nos mutations intérieures auxquelles pourtant les bouleversements de la vie nous pressent énergiquement.