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Premier livre des Rois

Encore une fois le titre est un peu trompeur, car nous avions déjà des rois, Saül puis David, dans les deux livres précédents de Samuel. Le coté artificiel du découpage apparaît clairement, car le premier livre des rois s’ouvre sur un épisode de la fin de vie de David.
Cet épisode est apparemment aussi croustillant qu’anecdotique (1R 1-4):
son entourage, constatant que David devenu un vieillard était toujours frigorifié, s’enquiert d’une jeune fille, très belle pour le réchauffer dans son lit!!! Mais voilà le constat de son impuissance sexuelle donne le signal de la course à sa succession.

La lutte pour la succession de David (1R 1-2)

Les chapitres 1 et 2 de ce livre mériteraient de figurer dans le livre précédent (2S): en effet c’est la suite de l’histoire de David, avec la lutte entre deux demi-frères pour prendre sa succession. Le style, le genre littéraire, sont tout à fait identiques; comme le livre précédent, il s’agit d’une chronique très vivante, probablement assez objective des événements avec un rendu assez fin de la psychologique des personnages.

Adonias, frère d’Absalom (celui dont on avait vu qu’il avait tenté et provisoirement réussi la prise du pouvoir au détriment de son père David), perçoit la nécessité face à la vieillesse et à l’impuissance de son père, d’agir vite et de mettre ainsi l’autre prétendant, Salomon, devant le fait accompli. Très beau, Adonias jouait au prince avec la complicité passive de son père (1, 5-7) . Il s’entoure de personnages importants bien placés au sein du pouvoir militaire (Joab) et du pouvoir religieux (Abiatar), pour organiser une grande fête qui s’apparenterait à une cérémonie d’investiture. Mais c’était sans compter sur Natan le prophète qui mobilise Bethsabée, la mère de Salomon, pour intervenir auprès de David et lui rappeler sa promesse d’investir leur fils Salomon. Prestement ce dernier est oint par le prêtre Sadock avec l’aval de David et le peuple suit Salomon avec une grande allégresse. Adonias pour sauver sa peau doit s’enfuir, puis finalement « aller à Canossa », reconnaître l’autorité de Salomon. Le roi David recommande à son fils Salomon d’éliminer tous les comploteurs. Salomon s’y emploie :

C’est ainsi que la royauté fût affermie dans la main de Salomon (1R 2,46)

Gloire de Salomon (1R 3-10)

Avec cette section du livre, nous entrons dans un style littéraire assez différent de ce que nous avions précédemment. A la complexité des personnages et des événements décrits dans les textes précédents, succède dans cette section une simplification du récit dont l’objet unique semble bien de mettre en valeur le personnage du Roi Salomon. D’une certaine façon cette section qui célèbre la gloire du Roi semble relever de la légende et du merveilleux. Ce type de littérature était d’ailleurs la seule pratiquée à cette époque dans les grands empires environnants. En effet, eu égard au coût de l’écriture et à la rareté des scribes, seul le pouvoir en place pouvait réunir les conditions de réalisation d’un écrit. Ceci explique qu’à cette époque, la littérature était réduite à des apologies standards assez ennuyeuses à la gloire du roi ou de l’empereur, perçu comme un personnages divin . Elle avait pour fonction d’alimenter la dévotion de ses sujets.

[En fait les écrits bibliques que nous avons vus jusque là sont des exceptions qui posent question aux chercheurs. Comment les écrivains, auteurs de ces précédents textes, ont-ils pu réunir les moyens matériels pour produire une littérature relativement réaliste et objective, aussi abondante et indépendante des pouvoirs établis ? Nous trouverons au moins partiellement une réponse à cette question en étudiant par la suite le milieu prophétique, dont la voix va se lever face aux dérives des institutions politiques et religieuses.]

Pour le moment revenons au récit du règne de Salomon. L’auteur multiplie les signes qui le magnifient :

  • Il épouse la fille du roi d’Égypte, ce qui tend à faire de lui presque un égal du pharaon alors que les historiens nous disent que sur un plan purement politique, il ne devait être probablement qu’un roitelet sous la coupe d’un empereur (1R 3,1-1)

  • Il fait état de sa grande sagesse, sagesse divine qui lui donne une grande habileté pour discerner les hommes et leurs intentions profondes. D’où le fameux épisode tant reproduit dans les œuvres d’art, du Jugement de Salomon où il discerne la vrai mère d’un enfant que se disputent deux femmes en simulant l’ordre de couper l’enfant en deux ! (1R,3,16-28).

Dieu donna à Salomon sagesse et intelligence à profusion ainsi qu’ouverture d’esprit
autant qu’il y a de sable au bord de la mer.
La sagesse de Salomon surpassa la sagesse de tous les fils d’Orient … (1R, 5,9)

  • Son pouvoir s’étend dans la paix et la prospérité.

Salomon dominait sur tous les royaumes
depuis le Fleuve sur le pays des philistins et jusqu’à la frontière d’Egypte

  • Sa connaissance de la nature s’accompagne d’un talent d’écrivain (proverbes et chants) (1R 5,11-15)

  • La renommée de sa sagesse et de son savoir s’étend à tout le monde connu et l’épisode de la visite de la reine de Saba vient illustrer cette notoriété (1R,10).

  • Enfin cette grandeur de Salomon s’illustrera par la construction d’un magnifique temple pour Yhwh et d’un palais pour lui-même.

La fonction de ces récits à connotation légendaire est la création, en la personne de Salomon, d’un archétype de la Gloire et de la Sagesse. Un archétype est un symbole primitif enraciné dans l’inconscient collectif. Par ce récit, le personnage de Salomon, en s’enracinant puissamment dans l’inconscient collectif d’Israël, servira de support, de point d’appui, pour un travail sur la symbolisation de ces thèmes : Gloire, Sagesse, Maison de Dieu.

Cependant on sent bien que, pour l’auteur, toute cette réussite du règne de Salomon pourrait donner lieu à des interprétations ambiguës, sinon à des dérives. Dans les chapitres de ce livre, totalement dédiés à célébrer la gloire de Salomon et du temple, comme reflets de la gloire de Yhwh, l’auteur prend quelques précautions pour tenter de lever les ambiguïtés que la manifestation de cette gloire ne manquerait pas de soulever.

Les ambiguïtés de cette gloire.

1-La première ambiguïté que l’auteur cherche à lever par anticipation, concerne l‘exercice du pouvoir politique. L’épisode du songe de Gabaon (1R, 3, 1-15) manifeste clairement que la source de la puissance et de la prospérité de Salomon vient de la demande qu’il adresse à Yhwh au début de son règne, du don de la sagesse. Il y a une hiérarchie des valeurs très explicitement affirmée par Yhwh dans cette très belle réponse à la prière de Salomon :

Puisque tu as demandé cela et que tu n’as pas demandé pour toi une longue vie,
que tu n’as pas demandé pour toi la richesse, que tu n’as pas demandé la mort de tes ennemis,…
je te donne un cœur sage et perspicace
et même ce que tu n’as pas demandé… la richesse et la gloire…(1R 3,11-14)

La gloire et la richesse ne sont pas à rechercher pour elles-mêmes dans l’exercice du pouvoir. Mais elles ne sont pas condamnables en soi puisqu’elles sont dons de Yhwh et accomplissement de sa promesse.

La Gloire sera le patrimoine des sages
alors que les insensés porteront la honte (Proverbes,3,35)

La gloire et la richesse sont subordonnées à la Sagesse où elles puisent leur source et leur légitimité. Coupées de sa source, gloire et prospérité ne seront plus que feu de paille

L’orgueil de l’homme l’humiliera
mais un esprit humble obtiendra l’honneur (Proverbes,29,23)

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Nous n’avons pas encore rencontré dans l’histoire biblique ce mot de sagesse. A peine l’avons nous effleuré dans le livre de la Genèse avec le personnage de Joseph qui est qualifié de sage et intelligent dans l’exercice du pouvoir en Egypte (Gn 41,39). Je n’en ai pas trouvé mention ailleurs, même pour un personnage aussi central que Moïse. Nous avons vu que cette notion de sagesse était assez étrangère à l’époque des Juges. Quant à David, si nous avons bien évoqué son habileté, on ne peut pas dire que le terme de « sage » soit le qualificatif qui le caractérise le mieux.

C’est donc à partir de Salomon que la religion juive va intégrer, s’enrichir de cette notion de sagesse. Si dans ce livre il est clairement explicite que cette sagesse vient de Yhwh, il ne s’en dégage pas moins qu’elle est loin d’être une prérogative d’ Israël. La sagesse de Salomon est comparable, même si elle les surpasse, à la sagesse de tous les fils d’Orient, toute la sagesse d’Egypte (1R 5,9). Cette dimension universelle de la sagesse est illustrée par la visite de la reine de Saba. Il faudra pourtant plusieurs siècles après Salomon, un long temps de maturation et de méditation, la traversée de terribles épreuves pour qu’une très riche littérature sapientiale voit le jour en Israël (Les Proverbes, le livre de la sagesse, l’Ecclésiastique, l’Ecclésiaste). Cette littérature qui traitera de la connaissance (on ne peut pas encore parler à cette époque de la science), de l’art, de la psychologie et surtout de la morale, est essentiellement postérieure aux écrits prophétiques, elle n’hésitera pas cependant à se rattacher directement à Salomon. Nous aurons, je l’espère, l’occasion de revenir beaucoup plus longuement avec l’étude de ces livres sur les similitudes avec les sagesses de la même époque, grecques pour l’essentiel et les spécificités juives de cette littérature qui se terminera par un questionnement existentiel et une remise en cause de la validité de cette sagesse (Qohélet), pourtant si magnifiquement valorisée dans les livres précédents (Livre de la Sagesse, l’Ecclésiastique). Cette question si fondamentale sera reprise et d’une certaine façon complètement retournée par Jésus et théorisée par Paul. _______________________________________________________________ 

2- Mais revenons à Salomon et à une autre ambiguïté que l’auteur cherche à anticiper et qui concerne cette fois l’exercice du pouvoir religieux. Toute cette gloire Salomon va chercher à l’exprimer, à la pérenniser par la construction d’un temple .

Dans le deuxième livre de Samuel, nous avons lu la dernière fois, la mise au point et le refus provisoire de Yhwh au projet de construction d’un temple par David.

L’ambiguïté potentielle de cette construction réside dans le fait que le processus religieux, fondé sur la conscience du sacré s’exprimant à travers des cérémonies sacrificiels n’est pas propre à Israël. Tous les peuples ont leur lieu sacré associé à un dieu local que l’on invoque par des sacrifices. Ce dieu habite ce lieu. Or nous avons déjà souligné l’importance de la mobilité de Yhwh dans la prise de conscience progressive du peuple d’un Dieu unique et universel, créateur de l’univers. Alors comment concilier la nécessité de disposer d’un lieu pour pratiquer des sacrifices ( c’est le seule forme d’expression religieuse connue) sans enfermer Yhwh dans un lieu et un habitat précis ?

L’auteur va consacrer (c’est le cas de le dire) pas moins de trois longs chapitres aux détails de la construction du temple et de sa dédicace (l’étymologie du mot dédicace est consécration). (1R 6-9), mais il prend soin de justifier la décision de Salomon de construire un temple par le fait que le peuple continuait à offrir des sacrifices sur les hauts lieux …et qu’il brûlait de l’encens (1R 3,2-3).

Autrement dit il y avait danger que le culte de Yhwh, disséminé dans différents lieux, se dissolve dans les pratiques locales faites aux dieux Baal et Astartée. Pour renforcer la spécificité du culte à Yhwh, Dieu unique, éviter sa dissolution dans les pratiques locales plus accessibles, affermir ce cheminement vers le monothéisme, la centralisation du culte en un lieu donné paraît une nécessité. Mais cette nécessité est porteuse d’ambiguïté :

Pour instituer un culte spécifique à Yhwh, Salomon ne peut que s’appuyer sur la ou les cultures de l’époque dont nous avions vu (Cf livre du Lévitique) qu’elles étaient directement issues de la notion de sacré. Ces expressions culturelles du sacré que sont les sacrifices des animaux, dans un temple en pierre, sont pour les peuples de cette époque, une certaine façon de garder la main-mise sur la divinité. Reprendre et adopter ces pratiques sacrales, aux connotations magiques et divinatoires, en construisant un temple où l’on pratique des holocaustes à Yhwh c’est d’une certaine façon, situer Yhwh, en opposition certes, mais tout de même au même niveau que les autres dieux, et c’est cette ambiguïté que l’auteur va tenter de dissiper lors de la grandiose fête pour le transfert de l’arche et la dédicace du temple. Certes la cérémonie commence par des sacrifices de

tant de petits et gros bétails qu’on ne pouvait ni le compter, ni le dénombrer (1R 8,5)

On est là clairement sur le terrain de la concurrence et de la rivalité avec les sacrifices pour les autres dieux. Mais l’auteur tient rapidement à préciser qu’

Il n’y a rien dans l’arche ,
sinon les deux tables de pierre déposée par Moïse à l’Horeb ,
quand Yhwh conclut l’alliance avec les fils d’Israël à leur sortie d’Egypte (1R 8,9)

puis à travers la prière de Salomon il pose le problème très explicitement de l’interprétation erronée que l’on pourrait faire de cette construction du temple:

Est-ce que vraiment Dieu pourrait habiter sur la terre ?
Les cieux eux-mêmes et les cieux des cieux ne peuvent te contenir!
Combien moins cette maison que j’ai bâtie !
Sois attentif à la prière et à la supplication de ton serviteu
r …

Que tes yeux soient ouverts sur cette Maison jour et nuit, sur le lieu dont tu as dit
« Ici sera mon Nom » …(1R 8, 27-30)

Le travail de symbolisation.

Ce rien, ce Nom, ces tables de pierres de la Loi expriment parfaitement ce travail de symbolisation nécessaire à l’appréhension de réalités spirituelles, qui, tout en s’appuyant sur des réalités matérielles (les sacrifices, le temple), subvertit cette matérialité (le rien) par le biais de symboles (le Nom, l’Ecrit).

Dans la Bible, la pédagogie divine ne s’exerce pas comme une vérité abstraite, absolue et définitive qui tomberait du ciel, mais à partir d’un vécu concret, à travers une appartenance (le peuple d’Israël), un enseignement (la Loi) et une histoire (la sortie d’Egypte et ce qui suivra), comme une invitation à suivre un cheminement historique à travers la culture et l’art de différentes époques.
Par cette pédagogie, le peuple va progressivement intégrer la portée symbolique de ces arts et de ces cultures. Mais ce cheminement n’est pas une marche tranquille sur une route parfaitement linéaire car comme nous le voyons dans ce cas exemplaire de la construction du temple, il y a un paradoxe , presque un oxymore, à vouloir construire une maison pour Dieu.

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Cet aspect paradoxal de la construction d’un temple, nous l’avions déjà associé à d’autres thèmes comme celui de « royauté » ou de « peuple élu ». Tous ces thèmes, du fait de leurs contenus paradoxaux seront en permanence des sources de tensions et de dilemmes dans l’histoire religieuse de l’humanité . En effet ce n’est qu’au travers d’une appartenance à un peuple donné, à une culture religieuse définie, limitée dans un lieu précis que pourra se produire une longue maturation. Mais cette maturation viendra subvertir cette appartenance même, cette Loi, ce temple, ce culte, pour les élargir aux dimensions de l’universalité. Cette difficulté à penser simultanément la nécessité d’assumer une appartenance, cadre certes limité, restreint, mais lieu de transmission de la vie, où peut se donner une éducation, se développer une culture donnée, et la nécessité du dépassement de cette appartenance, de ces cultures, explique les conflits et les violences. D’une part les partisans de l’affirmation forte de l’appartenance jugeront, au mieux de « relativistes » (forcément de gauche !), au pire de « traîtres » ou «d’apostats», les partisans du dépassement de cette appartenance. Quand à ces derniers, attirés par l’universel, ils dénonceront « l’archaïsme » des premiers et peuvent en arriver à renier leur origine culturelle et religieuse,  et le nécessaire dépassement deviendra oubli et rejet  . Cette carence dans le travail de symbolisation, l’impossibilité d’assumer ces cotés paradoxaux des thèmes bibliques par les uns et les autres, vont faire muter dans leurs esprits, le paradoxe en scandales. Le comportement de l’autre étant ainsi requalifié en scandaleux, certaines formes de violence se trouvent justifiées au nom de Dieu. C’est ce qui est arrivé à Jésus, c’est ce que nous avons connu avec les guerres de religion et c’est ce que nous rencontrons encore aujourd’hui très explicitement au sein des trois religions monothéistes, qui se divisent entre conservateurs (« gardiens du temple ») et  progressistes.
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Indubitablement, avec Salomon nous en sommes encore au stade de la nécessaire affirmation d’une appartenance avec :

  • d’une part la création d’institutions politiques et la mise en place d’une administration qui viennent renforcer la royauté et la hisser au niveau des grands royaumes de cette époque.

  • d’autre part la construction d’un temple avec la centralisation du culte en un lieu unique, Jérusalem, qui vient renforcer le poids de l’institution religieuse.

Mais néanmoins d’une façon encore discrète et sous-jacente, les pièges d’un renfermement dans une matérialité qui viendrait s’opposer au développement et au dépassement de cette appartenance, sont identifiés et rééquilibrés par un message à portée plus universelle.

L’institution religieuse mise en place par Salomon partage avec l’ensemble des cultes sacrés de cette époque, les pratiques sacrificielles dont nous avons vu en étudiant le livre du Lévitique qu’il répondait à trois fonctions fondamentales :

  • l’offrande pour conjurer les malheurs et la violence des dieux.

  • la purification pour permettre l’accès aux dieux. Il faut préciser que cette purification est essentiellement physique, elle n’a pas au moins initialement de connotation franchement morale .

  • la réalisation d’une communion, qui après la violence du sacrifice, rétablit la paix entre les membres de la communauté.

La grande et belle prière de Salomon lors de la dédicace du temple marque une inflexion nette de ces fonctions sacrificielles et de la fonction du temple.

Si la pratique des holocaustes (même en grande quantité) sont bien mentionnés, ce qui est mis en avant dans cette rencontre avec le divin, c’est la prière et la demande à Yhwh d’une écoute de la parole du peuple. Les malheurs, défaites militaires, catastrophes naturelles (sécheresse, famine, pestes), sont perçues comme les conséquences du péché du peuple. Il y a là un progrès dans la prise de conscience de la responsabilité du peuple, l’amorce d’une éthique, d’une prise en main par l’homme de son histoire. Ce n’est pas par des gestes magiques ou simplement des offrandes faites à Dieu que l’on pourra détourner le malheur, mais par un changement de comportement, un retournement intérieur.

Le thème du Temple devra alors, lui aussi, suivre un long travail de symbolisation : d’un lieu de culte en pierre, la Maison de Yhwh, symbolisera le but d’un chemin à l’issue duquel l’homme libéré de ses fautes par le pardon, rencontrera son Dieu et pourra résider avec Lui dans le repos, libéré de toutes ses angoisses, dans la gloire, la joie, la communion et les chants . Ce contenu symbolique du temple sera repris dans la chrétienté avec les grands lieux de pèlerinage, les sanctuaires dont l’architecture, les sculptures traduiront ce cheminement de l’homme qui doit se retourner, se convertir, se dépouiller du « vieil homme » pour entrer dans la lumière de l’homme nouveau.

Mais c’est Jésus qui par un propos très subversif qui fera scandale, révélera toute la profondeur de ce thème :

Moi, je détruirai ce temple fait de mains d’homme
et en trois jours, j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de mains d’hommes (Mc, 14,45)

Paul développera largement cette richesse symbolique du thème du temple révélée par Jésus.

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Ce glissement de la fonction du sacrifice, chez le peuple hébreu, comme offrande aux dieux pour détourner leur colère arbitraire en une demande de pardon pour son péché représente une étape fondamentale dans la perception du sacré, car il sort l’homme de son enfermement dans une fatalité aveugle et incompréhensible, pour l’engager sur une voie de responsabilité qui le libère de cette fatalité. On a souvent reproché au judéo-christianisme, avec sa notion de péché, d’être à l’origine chez l’homme occidental du sentiment pathologique de culpabilité, dont heureusement les thérapies psychologiques modernes peuvent le libérer. Ce n’est pas tout à fait faux dans la mesure où certains discours déviant de religieux ont malheureusement provoqués ou favorisés ces pathologies, en particulier en associant cette notion de péché à l’activité sexuelle. Mais on ne peut pour autant amalgamer culpabilité et pathologie. Cela reviendrait à nier la responsabilité de l’homme, responsabilité dont on perçoit bien à travers cette évolution de la notion de sacrifice qu’elle lui permet d’émerger d’un état où il est d’une certaine façon, « possédé par les dieux » à un état où il devient autonome, responsable de son destin. La notion de culpabilité est structurellement liée à celle de responsabilité. Il y a là un saut décisif franchi dans l’évolution des sociétés humaines.
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Au stade de l’évolution où nous sommes à l’époque de Salomon, le pendant de cette prise de conscience de la responsabilité de l’homme est la nécessité de la mise en place d’une justice. En effet le corollaire de ce type nouveau de relation avec le divin c’est l’exigence d’une rétribution juste de chaque homme pris individuellement en fonction de son comportement. Dans ce nouveau contexte, le sacrifice prend une dimension personnelle et individuelle alors qu’il était jusqu’ici limité à la dimension collective. D’où cette prière de Salomon lors de la dédicace :

Dans le cas où un homme aura péché contre un autre …
et qu’il vienne prononcer ce serment devant ton autel, dans cette Maison
Toi, écoute depuis le ciel :agis, juge entre tes serviteurs,
déclare le coupable coupable en faisant retomber sa conduite sur sa tête ;
et déclare l’innocent innocent en le traitant selon son innocence (1R 8, 31)

Il y a là les prémices d’une exigence de mise en œuvre d’un système juridique et pénal pour toute société. Mais pour le moment ce qui est perçu comme comme signes de la justice divine ce sont les événements de la vie : une défaite militaire , une sécheresse, une famine, les épidémies et autres fléaux (8,33-39). Elles n’apparaissent plus comme une fatalité mais comme les conséquences du péché du peuple. Ce « péché du peuple » consiste dans le fait de « se tourner vers d’autres dieux ». Sortir du péché c’est « incliner son cœur » (8,58) vers Yhwh. A noter que la connotation sexuelle du péché y est là totalement inexistante.

Cette nouvelle importance du choix des hommes, de leur responsabilité dans le déroulement de l’histoire va amener l’homme à lire les événements selon une grille qui a l’avantage d’être simple et logique : malheur= fruit du mal, du péché et bonheur=fruit du bien, de l’écoute de la parole et de l’application des commandements. Cette équation apparemment satisfaisante, va se heurter concrètement à l’expérience de la vie. Son bien-fondé sera questionné, non pas en premier lieu sous une forme théologique ou philosophique, mais d’abord sur un plan existentiel. Les cris de détresse de certains psaumes sont l’écho de situations personnelles tragiques qui contredisent les termes de cette équation. Le juste est persécuté et traîne dans le malheur pendant que le méchant nage dans l’opulence et le bonheur, situations parfaitement inacceptables dans le cadre d’une justice divine cohérente et rétributive. Nous aurons l’occasion, en particulier avec certains écrits de la littérature sapientiale (Job, Qohélet) et bien sûr les évangiles, de suivre l’évolution du questionnement sur la rétribution et ce mystère si prégnant qu’est le mal.

Mais pour le moment, dans ces deux livres des rois, c’est bien le péché du peuple et tout particulièrement celui des rois, à commencer par celui de Salomon, qui vont expliquer l’histoire qui va suivre.

Le schisme

A partir du chapitre 11, l’auteur (un autre auteur plus indépendant ?) apporte un éclairage complètement différent du règne de Salomon ou du moins de la fin de son règne.

La présence à la cour du roi d’un harem de mille femmes, qui était perçu précédemment comme un signe de bénédiction divine en faisant de Salomon l’égal des pharaons, devient un grand danger pour la fidélité au culte de Yhwh. En effet venu de l’étranger, ces femmes apportent à Jérusalem leur propre culte et Salomon ne s’y oppose pas, alimentant ainsi l’ambiguïté des pratiques religieuses dont nous avons parlée. Cette infidélité de Salomon est, d’après l’auteur, une des causes, à sa mort, de la division du royaume en deux. Une autre cause qui apparaît clairement au chapitre 12 est l’oppression que le roi fait subir à son peuple. Roboam le fils de Salomon en prenant ses fonctions se heurte à Jeroboam qui demande au nom du peuple un allègement des charges :

Ton père a rendu lourd notre joug, toi maintenant, allège la lourde servitude de ton père ((1R 12,4)

A travers cette demande de Jéroboam, on subodore que la vie du peuple sous le joug de Salomon n’était pas toute rose. Pour construire le magnifique Temple à Yhwh et son propre palais, il avait du mettre en œuvre la corvée (9,21), c’est à dire une forme d’esclavage.

Roboam demande conseil sur la conduite à tenir, à deux groupes :

  • le premier, les anciens, lui transmette le conseil suivant :

Si aujourd’hui tu te fais le serviteur de ce peuple, si tu le sers,
et si tu lui réponds par de bonnes paroles, ils seront toujours tes serviteurs (1R 12,7)

  • le second, les jeunes, lui conseillent au contraire d’accentuer cette oppression.

Cette alternative très explicitement posée, illustre clairement la source de la légitimité de l’exercice du pouvoir. Elle réside dans la volonté de servir et non dans celle de se servir.

Hélas Roboam opte pour la deuxième solution, rallumant ainsi les germes de divisions que son père Salomon et son grand-père David avaient réussi à conjurer.
C’est ainsi qu’en 933 av.J.C, le royaume d’Israël va se diviser en deux, d’un coté le royaume du Nord appelé royaume d’Israël qui regroupe dix tribus et de l’autre coté le royaume du Sud appelé royaume de Juda. Ce schisme politique s’accompagne alors d’un schisme religieux, chacun des deux royaumes voulant avoir son lieu de culte, Sichem (actuelle Naplouse) pour le royaume du nord et Jérusalem pour le royaume de Juda. A partir de là jusqu’à la fin du livre, l’auteur va passer rapidement sur l’histoire des rois de ces deux royaumes, se contentant en général d’une notice assez courte, en général pour dénoncer leur comportement et leur infidélité à Yhwh.

Émerge alors un personnage, Elie, sur lequel l’auteur va s’attarder beaucoup plus longuement.

Le prophète Elie

Pendant le règne d’Akhab (875-853) qui continua (avec sa femme Jezabel) à agir de façon à offenser Yhwh plus que tous les rois d’Israël qui l’avaient précédés (1R 16,33), Yhwh commande à un certain Elie d’aller s’installer dans une grotte près d’un torrent où il sera nourri par des corbeaux et ainsi épargné du châtiment qui va décimer le peuple.
A partir du chapitre 17, le genre littéraire change brutalement, on entre dans un récit de type légendaire qui vient donner un peu d’oxygène à ce récit triste, désespérant et somme toute assez ennuyeux qui décrit des institutions politiques et religieuses coupées de leur source profonde, où le service du peuple n’est plus assuré par le roi et l’accès à la rencontre avec Yhwh dans la prière n’est plus le souci des prêtres. Ne s’alimentant plus à cette source, l’institution se dessèche et entraîne le peuple dans la misère. C’est ainsi que l’on peut interpréter la grande sécheresse et la famine qui s’abat sur Israël au temps d’Akhab.

Dans cette obscurité profonde, la petite lumière d’une lampe dont parle Yhwh en 1R 15,4 ne va pas passer, au moins dans l’immédiat par une réforme institutionnelle.
Cette petite lumière viendra d’une rencontre émouvante entre la solitude d’un prophète rejeté par les pouvoirs en place et la douceur désespérée d’une pauvre veuve affamée :

Je n’ai rien…
j’ai tout juste une poignée de farine dans la cruche et un petit peu d’huile dans la jarre.
quand j’aurai ramassé quelques morceaux de bois, je rentrerai et je préparerai ces aliments…
Nous les mangerons et nous mourrons (1R 17,12).

Le miracle de la cruche qui ne ne se vide pas et de la jarre qui ne se désemplit pas symbolise la fidélité de Yhwh à la promesse qu’Il avait faite et répétée, de maintenir en vie son peuple. La résurrection du fils de la veuve est signe de la Parole qui rend Vie et Espoir.

Oui, maintenant, je sais que tu es un homme de Dieu
et que la Parole de Yhwh est vraiment dans ta bouche (1R 17,24)

Dans cet épisode nous avons les prémices de l’enseignement évangélique (Jésus reproduira d’ailleurs ce même type de miracles) : le salut ne germera pas, la petite lampe ne s’allumera pas, par un simple respect d’une loi ou de codes institutionnalisés, mais par la rencontre entre personnes pauvres et attentives.
C’est suite à ce miracle au caractère très personnel et humain, que va naître chez Elie la force d’affronter les forces politiques et religieuses dévoyées. Dans un épisode tragi-comique, alors que la reine Jezabel avait fait supprimer tous les prophètes de Yhwh, lui tout seul défie les cinq cents prophètes de Baal qu’il va ridiculiser à la grande fureur de cette dernière.
Plus tard, poursuivi implacablement par Jezabel, Elie rechute dans le désespoir et déprimé se couche pour mourir. Un ange vient alors doucement l’inciter à manger et à repartir. Il se lève mange…et se recouche! L’ange intervient à nouveau et cette fois

fortifié par cette nourriture,
il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb (1R 19,8)

Le rattachement d’Elie à la filiation spirituelle de Moïse est très claire : la marche dans le désert, le chiffre quarante, le mont Horeb (Cf Ex 3,2-24). Comme pour Moïse, cette marche va aboutir sur une épiphanie, une révélation singulière de Yhwh :

Il y eut un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers,
Yhwh n’était pas dans le vent ;
il y eut un tremblement de terre, Yhwh n’était pas dans le tremblement de terre
il y eut un feu, Yhwh n’était pas dans le feu ; après le feu le bruissement d’un souffle ténu,
alors Elie se voilà le visage avec son manteau.(1R 19,11-13)

La grande similitude avec l’épiphanie faite à Moïse dans le livre de l’Exode met en relief une différence symbolique notable. Pour Moïse, Yhwh s’est manifesté dans le feu d’un buisson ardent, là Yhwh n’était pas dans le feu, mais dans le bruissement… d’un souffle ténu. Le souffle, c’est l’Esprit. Il est ténu, il ne se manifeste pas extérieurement de façon spectaculaire, mais par un travail intérieur, un travail personnel en profondeur sous le signe de la Rencontre. L’expression de la Vérité dans la Rencontre, est subtile et fragile. Son chemin, loin d’être une affirmation arrogante de certitudes, peut traverser la dépression. Elle nécessite un abandon de soi, une douce et délicate attention à l’Autre.

Cet Esprit, Elie va le transmettre à son fils spirituel, Elisée (1R 19, 19-21) qui devra poursuivre son action. Mais avant de disparaître, Elie intervient une dernière fois contre Jezabel pour rétablir le droit en faveur de Naboth, propriétaire d’une petite vigne convoitée par la reine (1R 21).

Enfin le dernier chapitre du livre (Ch.22), est un épisode où un autre prophète, Michée doit intervenir, un peu malgré lui auprès du pouvoir royal. Ce récit plein de finesse et d’ironie est intéressant car il illustre bien les compromis que font la plupart des prophètes (les faux prophètes) avec les pouvoirs en place et la difficulté pour les vrais prophètes d’annoncer la vérité.