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le Livre des Juges

Introduction

Avec le Livre des Juges, deuxième des livres dits « historiques », nous entrons dans une période assez obscure qui recouvre grossièrement deux siècles (de 1200 à 1000 av. J.C.), entre la conquête du pays de Canaan (livre de Josué) et l’établissement de la royauté en Israël avec Saül (Livres de Samuel).
Sur le plan narratif, ce livre est assez déroutant. Il ne nous offre pas une histoire suivie des douze tribus, mais une succession de récits centrés sur de grands personnages appelés « juges d’Israël » qui ont sauvé le peuple de la disparition. Les évènements rapportés ne nous apportent pas d’éléments précis sur le plan historique, ils nous apparaissent plutôt comme la transcription de divers récits populaires très anciens, transmis de génération en génération, récits souvent assez scabreux qui ne s’embarrassent pas trop de considérations morales. Certains passages de ce livre, comme le cantique de Debora, sont considérés comme les plus anciens écrits de la Bible, antérieurs à l’écriture de la Torah.
La concaténation de ces traditions parcellaires, à la chronologie et à la localisation incertaines, offrent cependant aux historiens une image assez réaliste de l’arrière-plan social et politique de cette époque où le désordre, les divisions et finalement l’anarchie dominaient.

Un point remarquable est la capacité de l’auteur final du livre, d’utiliser plusieurs siècles plus tard des matériaux primitifs multiples, de les mettre en scène et d’en dégager une perspective théologique précise et cohérente. Encore plus surprenant, et c’est un point intéressant qui sera relevé en conclusion, est la juxtaposition de deux orientations politiques opposées que l’auteur, sans craindre la contradiction, tire de ces récits.

 Clé de lecture théologique des évènements.

L’auteur du livre donne dès le début  une clé de lecture théologique avec une trame en quatre temps assez simple, qui donne à la succession des événements hétéroclites une unité finale.

Premier temps : le peuple ne respecte pas l’alliance avec Yhwh, il rend un culte aux dieux Baals, et sombre ainsi dans l’idolâtrie : Les fils d’Israël firent ce qui est mal aux yeux de Yhwh ; ils oublièrent Yhwh leur Dieu et ils servirent les Baals et les Ashéras (Jg 3,7).
Deuxième temps : Yhwh, dans sa colère, envoie des adversaires au peuple infidèle : La colère de Yhwh s’enflamma contre Israël et il les vendit à Koushân (Jg 3,8).
Troisième temps : le peuple, dans sa détresse, se retourne vers Yhwh et l’appelle au secours. Les fils d’Israël crièrent vers Yhwh  (Jg 3,9).
Quatrième temps, touché par les cris de son peuple, Yhwh vient à son aide en suscitant un « Juge », c’est-à-dire selon l’étymologie du mot, « un sauveur ».

Dans ce livre, un « Juge » fait beaucoup plus que juger et même que gouverner le peuple, c’est une personne investi par la force de l’esprit de Yhwh, pour combattre les ennemis du peuple et le sortir du malheur. Yhwh suscita pour eux un sauveur qui les sauva (…). L’esprit de Yhwh fut sur lui et il jugea Israël. Il partit en guerre et Yhwh lui livra Koushan (…). Le pays fut en repos pendant  40 ans (Jg 3,9-11).
Mais après le décès du juge, Israël retombe dans des pratiques idolâtriques. Les fils d’Israël recommencèrent à faire ce qui est mal aux yeux de Yhwh (Jg 3,12;4,1;6,1;10,6). Et le cycle en quatre temps se reproduit.
Le livre décline la succession de douze juges. La place donnée à chacun d’eux est très inégale, certains, alors qualifiés de « petits juges », n’ont droit qu’à une notice très courte : ce sont Otniel, Ehoud, Shamgar, Tola, Aïr, Ibcan, Elon et Abdon.
Des récits plus importants sont associés à quatre juges : Debora, Gédéon, Jephté et le plus connu Samson. A noter, que l’histoire de ces juges ne s’accole pas toujours bien avec le cadre théologique donné au début du livre.

Les Récits

Installation des tribus

Le premier chapitre du livre porte sur l’installation des tribus israélites en territoire de Canaan, il nous donne une image assez différente de la conquête de ce pays, donnée par le livre de Josué. Loin d’être totale et systématique, elle apparaît dans ce chapitre comme partielle et chaque tribu vit de fait au milieu des Cananéens et doit faire face ponctuellement et cycliquement à des conflits armés avec eux. Cette version de l’implantation d’Israël dans ce pays semble plus réaliste et plus en conformité avec les découvertes archéologiques.

Le deuxième chapitre, d’une tonalité très différente, rappelle les origines, le sens de l’implantation d’Israël en Canaan et annonce les difficultés qui vont suivre : Je (Yhwh) vous ai fait monter d’Egypte, et je vous ai fait entrer dans le pays que j’avais promis par serment à vos pères. J’avais dit: « Jamais je ne romprais mon alliance avec vous et vous, vous ne conclurez pas d’alliance avec les habitants de ce pays, vous renverserez leurs autels. » Mais vous n’avez pas écouté ma voix (Jg 2,1-2).
L’installation d’Israël en terre de Canaan est réaffirmée comme étant explicitement le fruit d’une alliance entre Yhwh et son peuple, car la génération qui a suivi, celle des pionniers, n’en a pas gardé le sens. Après ce fût une autre génération qui se leva, mais elle n’avait connu ni Yhwh, ni l’œuvre qu’il avait faite pour Israël (Jg 2,10).

Bref, Israël perd son âme et son identité propre. Ayant perdu la mémoire des évènements passés, Israël adopte les cultes locaux. Son histoire se banalise avec les rivalités entre tribus. Finalement, comme il est entouré de peuples plus puissants que lui, il subit des défaites militaires et risque ainsi de disparaître.

Histoire de Débora

Debora est une femme qui tenait déjà une place importante en Israël. Elle est la seule parmi les douze juges dont il est mentionné qu’elle exerça la justice. Debora, prophétesse, femme de Lappidoth, jugeait Israël en ce temps-là. Elle siégeait sous le Palmier de Débora, entre Rama et Béthel, dans la montagne d’Ephraïm, et les fils d’Israël montaient vers elle pour des questions d’arbitrage (Jg 4,4-5).
Elle reçoit de Yhwh l’ordre de combattre Sisera, chef d’armée du roi de Canaan. Elle confie cette mission à un certain Baraq. Ce dernier obtient la victoire militaire, mais c’est une autre femme Yaël qui achève Sisera : par ruse, alors que Sisera fuyait, Yaël l’a accueilli dans sa tente. Mais durant son sommeil, elle l’achève en lui enfonçant un piquet dans le crâne. Cette victoire est célébrée par Debora et Barak dans un long cantique qui occupe tout le chapitre 5 du livre, consacré à la gloire de Yhwh et en l’honneur de Yaël : Ecoutez, rois ! prêtez l’oreille, souverains ! Pour Yhwh, moi, je veux chanter, je veux célébrer Yhwh, Dieu d’Israël (…) (Jg 5,3).

Histoire de Gédéon

Avec l’histoire de Gédéon, nous avons un cycle narratif complet qui occupe quatre chapitres (Jg 6-9). Alors qu’Israël a failli à nouveau, un ange de Yhwh se manifeste à Gédéon pour qu’il délivre Israël des Madianites. Gédéon n’a pas confiance en lui et demande à deux reprises un signe pour s’assurer que c’est bien par sa main que Yhwh veut sauver Israël. Il obtient la confirmation désirée et alors l’esprit de Yhwh revêtit Gédéon, il sonna du cor et le clan Aviézer se groupa derrière lui (Jg 6,34).

Il détruit les autels dédiés à Baal et se prépare à partir en campagne contre Madian, mais il est saisi à nouveau par des doutes et demande encore un signe pour confirmer sa mission. Yhwh lui accorde ce signe, mais en contrepartie lui demande d’alléger son armée et de ne partir au combat qu’avec 300 hommes car trop nombreux est le peuple qui est avec toi pour que je livre Madian entre ses mains : Israël pourrait s’en glorifier à mes dépens et dire : “C’est ma main qui m’a sauvé !”(Jos 7,2).
Avec un rapport de force volontairement très défavorable, il obtient une victoire qui manifeste l’intervention divine. Ce succès militaire, suivi de bien d’autres, incite le peuple à le faire roi : Sois notre souverain, toi-même, puis ton fils, puis le fils de ton fils, car tu nous as sauvés de la main de Madiân (Jos 8,22).
Nous rencontrons là, pour la première fois, un questionnement sur l’organisation politique du peuple, avec l’expression d’un désir de passer d’une organisation tribale à un régime monarchique. Gédéon s’y oppose catégoriquement : il leur dit : « Ce n’est pas moi qui serai votre souverain, ni mon fils. Que Yhwh  soit votre souverain ! » (Jos 8,23).

Par contre, il entreprend une action beaucoup moins positive. Pour rendre un culte à Yhwh, il collecte tout l’or pris sur l’ennemi et Gédéon en fit un éphod* qu’il installa dans sa ville, à Ofra. Tout Israël vint se prostituer là, devant cet éphod, qui devint un piège pour Gédéon et pour sa maison (Jos 8,27).
*L’éphod
peut désigner une statue divine.

A sa mort, Gédéon laisse soixante-dix fils, issus de son sang, car il avait beaucoup de femmes. Quant à sa concubine, qui se trouvait à Sichem, elle lui enfanta, elle aussi, un fils, à qui il imposa le nom d’Abimélek (Jg 8, 30-31).

Abimélek soudoie le clan de sa mère pour qu’il le fasse roi. En cela il répond au désir du peuple, mais auparavant il lui faut éliminer les soixante-dix autre fils. Seul le petit dernier, Yotam, a réussi à se cacher et échappe au massacre. Abimélek est proclamé roi, mais Yotam depuis une montagne où il s’est mis à l’abri, proclame une fable, très critique à l’égard de la royauté : Les arbres s’étaient mis en route pour aller oindre celui qui serait leur roi (…) (Jg 9, 7-15). Ils en proposent la charge aux arbres les plus productifs, le figuier, l’olivier, la vigne : “Viens donc, toi, régner sur nous.” Mais tous, les uns après les autres, déclinent cette responsabilité, car ils ne pourraient plus donner leurs fruits si indispensables au peuple. Finalement c’est un simple petit épineux stérile qui accepte la mission et offre son ombre dérisoire pour abriter le peuple. Il prévient les auteurs de la demande, que si leur démarche cache des intentions troubles, alors ses épines prendront feu et le peuple connaitra de grands malheurs.
Cette fable montre le côté grotesque du désir d’établir une monarchie et fait d’Abimélek l’exact opposé de son père Gédéon.
Son règne finit mal, il meurt honteusement, le crâne fracassé par une meule de moulin jetée par une femme ». Abimélek appela aussitôt son écuyer et lui dit : « Tire ton épée et fais-moi mourir, de peur qu’on ne dise de moi : “C’est une femme qui l’a tué.” Alors son écuyer le transperça et il mourut (Jg 9, 54).

Histoire de Jephté

Fruit d’une relation de son père Galaad avec une prostituée, Jephté est rejeté par ses frères nés de la mère légitime. Il intègre alors une bande de vauriens et y acquiert la réputation d’un redoutable guerrier. Aussi lorsque Galaad est menacé par son voisin Ammon, ses frères  viennent le chercher pour qu’il combatte à leur côté. Il n’accepte qu’à condition d’être leur chef, ce qu’ils acceptent. Jephté engage, en vain, une négociation avec Ammon ; alors, il se résigne à partir au combat. Préalablement, il fait à Yhwh le vœu d’offrir, en holocauste, la première personne qui sortira de sa maison après la victoire.
Il remporte une victoire éclatante et tandis que Jephté revenait vers sa maison, voici que sa fille sortit à sa rencontre, dansant et jouant du tambourin. Elle était son unique enfant : il n’avait en dehors d’elle ni fils, ni fille. Dès qu’il la vit, il déchira ses vêtements et dit : « Ah ! ma  fille, tu me plonges dans le désespoir ; tu es de ceux qui m’apportent le malheur ; et moi j’ai trop parlé devant Yhwh et je ne puis revenir en arrière » (Jg 11, 34-35). Sa fille accepte son sort et demande seulement un délai de deux mois pour aller au désert pleurer sa virginité, à la suite duquel son père peut accomplir son vœu !

Ce récit qui se rapproche du mythe grec d’Iphigénie, serait à l’origine d’une fête annuelle pendant laquelle les filles d’Israël célébraient la fille de Jephté pendant quatre jours.

Malgré l’interdit de tout sacrifice humain, imposé par la loi de Moïse, cette histoire tragique souligne le chemin encore à accomplir par Israël pour suivre les voies de Yhwh.

L’histoire de Jephté ne s’arrête pas là, une autre tribu d’Israël, la tribu d’Ephraïm, sans doute jalouse de ses succès, vient se plaindre de ne pas avoir été associée à son expédition militaire. L’affaire s’envenime et Ephraïm prend la décision de l’attaquer. Mal lui en a pris, Jephté sort vainqueur du combat et une hostilité envers les éphraïmites s’installe durablement à Galaad : tout éphraïmite repéré en train de franchir la frontière du Jourdain, est immédiatement égorgé.

Histoire de Samson

Cette histoire est la plus connue. Elle célèbre les exploits d’un héros doté d’une force exceptionnelle. La naissance de Samson est directement liée à une action divine. Sa mère stérile reçoit la visite d’un ange qui lui annonce qu’elle va enfanter et que cet enfant sera consacré à Dieu. Cette femme en parle à son mari qui demande à voir. L’ange revient et lui répète ce qu’il a dit à sa femme. La femme enfanta un fils et elle le nomma Samson*. Le garçon grandit et Yhwh le bénit (Jg 13,24).*Samson est un nom propre dérivé d’un terme hébreu qui signifie « soleil ».
Arrivé à l’âge adulte,  l’esprit de Yhwh commença à agiter Samson. Il descendit à Timma et remarqua une femme parmi les Philistins (…) ( Jg 13,24-25) .

 L’esprit de Yhwh qui l’agite a un premier effet inattendu, il a un coup de foudre pour une femme étrangère, fille de philistins. Non sans mal, il convainc ses parents de l’épouser. En route avec eux pour la ville de Timma, en vue de faire sa demande, il est attaqué par un lion. Alors, l’esprit de YHWH fondit sur lui et, sans rien avoir en main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau » (Jg 14,6).

Repassant quelques jours après au même endroit, il remarque un essaim d’abeille au sein de la carcasse du lion, il en recueille le miel. S’inspirant de cet épisode, lors du festin du mariage avec sa femme, il pose une énigme aux trente compagnons invités : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange et du fort est sorti le doux. », avec à la clé, un enjeu financier important, trente tuniques et trente vêtements de rechange, pour celui qui trouvera le sens de cette phrase. Pendant sept jours, aucun des jeunes gens ne trouve la réponse. Ils menacent la femme de mort, si elle ne réussit pas à leur donner le sens de l’énigme. Elle poursuivit Samson de ses pleurs pour obtenir de lui la réponse qu’elle transmet alors aux jeunes gens. Au septième jour, avant le coucher du soleil, les gens de la ville dirent à Samson : « Quoi de plus doux que le miel, quoi de plus fort que le lion ? »

Samson est furieux et les accuse à l’aide d’un proverbe : « Si vous n’aviez pas labouré avec ma génisse, vous n’auriez pas trouvé mon énigme». Alors l’esprit de Yhwh pénétra en lui. Samson descendit à Ashqelôn, tua trente de ses habitants, prit leurs dépouilles et les donna à ceux qui avaient révélé le sens de l’énigme. Bouillant de colère, il remonta à la maison de son père. Quant à la femme de Samson, elle fut donnée au compagnon qui lui avait servi de garçon d’honneur (Jg 14,18-20).

Quelque temps après, Samson veut reprendre sa femme et la réclame à son père. (…) Mais le père de sa femme ne lui permit pas d’entrer et dit à Samson : « Vraiment je me suis dit que tu devais avoir bien de la haine pour elle et je l’ai donnée à ton garçon d’honneur (…). »  Samson leur dit : « Cette fois, je suis quitte envers les Philistins et je vais leur faire du mal. » (Jg 15,1-3).
Alors Samson, toujours envahi par l’esprit de Yhwh, capture trois cents renards, les attache par la queue et met le feu à leurs queux. Les renards courent dans tous les sens et mettent le feu aux champs et aux vergers des philistins. Ceux-ci cherchent alors à capturer Samson. Ils  menacent la tribu de Juda pour qu’elle le lui livre. Les gens de  Juda prennent peur, ligotent Samson et le livrent aux philistins. Alors l’esprit de Yhwh fondit sur Samson; les cordes qu’il avait sur les bras furent comme des fils de lin brûlés au feu et les liens se dénouèrent de ses mains » (Jg 15-14). Puis avec une mâchoire d’âne, il tue mille philistins.
Après un tel exploit, Samson règne pendant vingt ans comme « Juge » en Israël. Mais cette responsabilité n’arrête pas son ardeur et une nuit, il descend  à Gaza chez une prostituée. L’ayant appris, les philistins verrouillent la ville pour tenter de le capturer au lever du jour, mais lui, de nuit, arrache les portes de la ville et s’enfuit.
Après cela, Samson aima une femme (…) ; elle se nommait Dalila (Jg 16, 4). Les Philistins la soudoient et lui promettent une grosse somme d’argent, si elle leur révèle le secret de la force de Samson. Dalila use de tous ses charmes pour connaître son secret, mais Samson lui donne à plusieurs reprises des fausses raisons, si bien qu’une fois arrêté et ligoté, sa force lui permet de s’échapper. Alors Dalila sort le grand jeu du chantage à l’amour. Elle lui dit : « Comment peux-tu dire : “Je t’aime”, alors que ton cœur n’est pas avec moi. Voilà trois fois que tu te joues de moi et tu ne m’as pas révélé pourquoi ta force est si grande. » Or, comme tous les jours elle le harcelait par ses paroles et l’importunait, Samson, excédé à en mourir,  lui ouvrit tout son cœur et lui dit : « Le rasoir n’a jamais passé sur ma tête, car je suis consacré à Dieu depuis le sein de ma mère. Si j’étais rasé, alors ma force se retirerait loin de moi, je deviendrais faible et je serais pareil aux autres hommes» (Jg 16, 15-17).

Pendant son sommeil, Dalila posa la tête de Samson sur ses genoux et lui coupa ses tresses. Sa force légendaire envolée, les Philistins purent s’emparer de lui. Ils lui percèrent les yeux et le condamnèrent à passer ses journées à tourner une meule comme un esclave.
Sa fin tragique est grandiose. Pour célébrer leur victoire sur Samson, les tyrans des Philistins se réunirent pour offrir un grand sacrifice à Dagôn, leur dieu, et pour se livrer à des réjouissances (…) (Jg 16, 23). Samson est donné en spectacle et ridiculisé. Alors Samson suppliant Yhwh de lui redonner sa force, écarte les colonnes du temple qui s’écroulent sur lui et sur tout le peuple philistin en fête. Son sacrifice sauva Israël.

Enseignement théologique de la période des Juges

Pourquoi la promesse n’est pas accomplie ?

L’auteur fait, au début du livre, le constat que la promesse d’occuper intégralement la terre promise par Moïse et Josué n’est pas accomplie. Cet échec partiel est mis sur le compte de l’infidélité du peuple à Yhwh.  Mais, même leurs juges, ils ne les écoutèrent pas, car ils se prostituèrent à d’autres dieux et se prosternèrent devant eux (…). A la mort du juge, ils recommençaient à se pervertir, plus encore que leurs pères, suivant d’autres dieux, les servant et se prosternant devant eux (…). La colère de Yhwh s’enflamma contre Israël. Il dit : « Puisque cette nation a transgressé mon alliance (…), je ne continuerai plus à déposséder devant elle aucune de ces nations que Josué a laissées en place avant de mourir » (Jos 2,17-21).

Mais la colère de Yhwh ne sonne pas la fin de l’histoire, l’auteur donne un côté positif à ces défaites et entretient ainsi l’espoir. C’était pour mettre par ces nations Israël à l’épreuve et savoir s’il garderait ou non le chemin de Yhwh en y marchant comme l’avaient fait leurs pères.  Aussi Yhwh laissa subsister ces nations sans les déposséder trop vite et il ne les livra pas à Josué (Jos 2,22).

L’idolâtrie, le péché d’Israël

Dans ce livre où la violence, les assassinats, la prostitution sacrée, les rapts de femmes, les viols sont très présents, les normes morales au sein du peuple semblent encore assez sommaires. Le péché d’Israël n’apparaît pas ici comme une dérogation à une norme morale, il est identifié à l’idolâtrie, c’est-à-dire à des croyances en des dieux et aux pratiques cultuelles associées. L’interdit de l’idolâtrie est le premier des dix commandements.

Pourquoi le combat contre l’idolâtrie apparaît si vital pour l’avenir du peuple d’Israël ?
A travers son histoire, le peuple hébreu a expérimenté concrètement que Yhwh est à la fois le libérateur, la source de la vie, le chemin et la lumière pour gagner la terre promise. Yhwh a libéré le peuple de l’emprise du sacré impérial égyptien, il a fait jaillir de l’eau dans le désert pour le faire boire, il a fait tomber la manne pour le nourrir. Il lui a donné une Loi – condition préalable à l’établissement de la relation entre les hommes- pour faire, de ce ramassis d’esclaves, un vrai peuple soudé par une éthique. Enfin, il l’a accompagné par sa présence sous forme d’une nuée, sur son chemin vers la terre promise (cf livre de l’Exode).
En adoptant les pratiques religieuses locales, Israël s’écarte de sa relation avec Yhwh qui donne la vie. Israël tombe dans le péché, c’est-à-dire qu’il bute sur une impasse. .
Depuis le veau d’or au désert, le péché d’Israël traverse la Bible toute entière, Il sera dénoncé très vivement par les prophètes, en particulier chez Ezéchiel* qui s’applique à en cerner la gravité, l’étendue, la profondeur ! * (Ez 6,3 ; 6,13 ; 16,16 ; 20,31).

L’idolâtrie perdure dans nos sociétés modernes malgré les progrès des sciences. On peut qualifier d’idolâtrique le surinvestissement dans l’argent, le pouvoir, la notoriété, la beauté et la jeunesse, censé apporter le bonheur. Ces désirs, fruits du désir mimétique décrit par René Girard, sont le ressort de l’efficacité de la publicité, des réseaux sociaux… et de la violence !

Nous avons vu *(*Tome 1, p. 267) que l’idolâtrie relevait de la pensée magique. Cette pensée qui est celle de l’enfant peut prendre chez l’adulte et au sein même de toutes les religions des formes multiples d’autant plus dangereuses qu’elles paraissent nobles.

Les grandes manifestations cultuelles des nouveaux courants évangéliques, avec ses séquences publiques de transe et de guérison, jouent de cet esprit magique. Le cléricalisme, si dénoncé aujourd’hui, plonge ses racines dans un besoin de sacraliser certains personnages, les clercs, leur conférant un pouvoir dans la relation personnel de chacun avec Dieu.
De façon générale, toutes les formes de fondamentalisme religieux, qui font passer l’appartenance et les pratiques cultuelles associées au-dessus de toute éthique personnelle, relèvent de ce tropisme vers l’idolâtrie dénoncée si vigoureusement dans la Bible comme obstacle radical à la relation entre les hommes. En terme plus psychologique, la pensée magique est le symptôme de fixations psychiques infantiles qui entravent le développement de la personne.
A chaque époque, dans chaque culture, tout individu est appelé à se libérer des charmes aux conséquences souvent dramatiques de cette pensée magique du sacré, pour prendre conscience de sa responsabilité personnelle dans la relation avec « l’autre », dans le respect de sa singularité et l’acceptation des différences.

A voir la persistance de la pensée magique à travers les siècles, malgré les progressions de la morale et des sciences, on mesure la quasi impossibilité pour ce peuple d’il y a plus de trois millénaires de s’arracher aux pratiques religieuses locales.

La mission des Juges

Sortir de l’idolâtrie, telle est pourtant la mission confiée à ces juges d’Israël et plus tard aux prophètes, comme Michée : Je retrancherai de ta main les sorcelleries et il n’y aura pas pour toi de magiciens. Je retrancherai de chez toi les statues et les stèles. Tu ne te prosterneras pas devant l’œuvre de tes mains. J’arracherai de chez toi les poteaux sacrés et j’anéantirai tes villes (Mi 5,11-13).
Hors de cette séparation, prévient Yhwh, Israël s’appuie sur du vent, du sable et rien de solide ne pourra se construire : Tu mangeras sans pouvoir te rassasier. Tu mettras de côté mais sans rien pouvoir conserver. Tu sèmeras, mais tu ne moissonneras pas. Tu presseras l’olive mais tu ne t’enduiras pas d’huile. Tu feras couler le moût mais tu ne boiras pas de vin (Mi 6,14-15).

Ces enjeux aussi vitaux justifient la colère de Yhwh,  telle celle d’un père qui voit son enfant s’amuser, en se mettant en danger sans s’en rendre compte. Pour qu’il prenne conscience du danger, il est acculé parfois à lui faire peur. Telle est aussi l’origine de cette notion de « crainte de Yhwh » que nous avons développée dans le volume précédent*. *Tome 1,  p.312 .
Cette mise en garde s’accompagne, avec la révélation de la Loi, d’une parole, d’un enseignement. Mais concrètement, se démarquer ainsi des peuples environnants s’avère trop difficile. La tâche est trop lourde et le peuple préfère faire comme tout le monde.

L’Esprit de Yhwh

Face à l’impossibilité pour l’homme d’échapper à l’emprise du sacré magique, Yhwh se doit d’intervenir. Il investit alors certains personnages, les « Juges », qu’il recouvre de son esprit. Ainsi la notice sur Otniel le dit clairement : L’esprit de Yhwh fut sur lui, il jugea Israël et partit pour la guerre (Jg 3,10).

Il en est de même avec  Gédéon : L’esprit de Yhwh revêtit Gédéon, (Jg 6,34) et Jephté : L’esprit de Yhwh fut sur Jephté (Jg 11,29).

Sur Samson, cette mention de l’esprit de Yhwh est indiquée quatre fois, une fois avant de tomber amoureux (Jg 13,25,) puis trois fois avant ses démonstrations de force. Avant chacun de ses exploits L’esprit de Yhwh pénétra en lui (Jg 14,6 ; 14,19 ; 15,14).

Dans ce livre, l’esprit, ruah en hébreu, apparaît comme une force qui, tout à coup, s’empare d’une femme ou d’un homme, lui donne une énergie incroyable et lui permet de conduire le peuple à la victoire. C’est cette ruah, pneuma en grec, souffle ou esprit en français qui est le vecteur du salut et non pas la personnalité ou les qualités propres des Juges. On voit dans cette histoire que l’esprit de Yhwh est qualifié de « saint », non pour la perfection morale des personnages qui en sont investis, mais par l’effet politique et spirituel d’une séparation, comme l’indique l’étymologie du mot saint. La séparation du  peuple d’Israël des autres peuples, a pour objet de le protéger des tentations de l’idolâtrie.

Néanmoins, l’aspect ponctuel de ces actions de l’esprit de Yhwh pour sauver le peuple pose la question d’une organisation politique plus efficace et plus stable qui garantisse sa survie.

Enseignement politique

Comment diriger et unifier le peuple élu de Yhwh?

Le peuple vit sous une organisation de type tribal, anarchique au sens étymologique du terme c’est-à-dire sans la domination d’un ou de plusieurs personnages. Ce type d’organisation semble avoir la préférence de Yhwh, si l’on en croit les réactions de Gédéon et de Yotam que nous avons vues plus haut. Mais il est vrai qu’une telle structure nécessite pour être efficace  que l’ensemble de la population intègre la loi et l’applique au quotidien. Faute de quoi la pagaille s’installe, et le sens du mot « anarchie », positif dans la mesure où il exprime  l’absence de toute domination, prendra le sens qu’on lui donne habituellement, celui de désordre.
Alors faut-il mettre en place un pouvoir politique fort ?
C’est ce que l’auteur du Livre des Juges semble induire lorsqu’il reprend, comme un refrain, l’explication des divisions et de l’anarchie: En ce temps-là il n’y avait pas encore de roi en Israël et chacun faisait ce qui lui plaisait (Jg 17,6;18,1;19,1;21,25).

C’est donc la monarchie, gouvernement par un seul, qui est préconisée de façon sous-jacente. Mais à l’opposé de ce point de vue, l’auteur a rapporté le pressentiment de Gédéon qu’un tel pouvoir pourrait se substituer à la Loi de Yhwh. La fin tragique d’Abimélek qui s’est fait proclamé « roi », ainsi que la fable de Yotam qui a tourné en dérision le désir de royauté, ne plaident pas non plus en faveur de la monarchie.

Cette question politique et l’ambivalence du pouvoir, qui est en germe dans ce livre, tiendront une grande place dans les livres suivants avec les conflits futurs entre les rois et les prophètes.